On n'y est pas encore, mais on s'en rapproche irrémédiablement : le retour à trois opérateurs réclamé par Orange depuis aussi longtemps qu'un quatrième larron est présent sur le marché fait son chemin.
Deux occasions majeures se sont présentées ces deux dernières années : d'abord une fusion entre SFR et Bouygues Telecom en 2014, qui a échoué au profit de Numericable ; puis une acquisition de Bouygues Telecom par Numericable-SFR en 2015, qui a été écartée par le premier, jugeant que l'acheteur n'était « pas en mesure de garantir le deal » (Numericable-SFR aurait financé l'opération par de la dette).
Comme on n'est jamais aussi bien servi que par soi-même, cette fois, c'est Orange qui est à la manœuvre pour s'emparer de Bouygues Telecom — et par voie de conséquence soustraire un acteur du marché. Stéphane Richard, le PDG de l'opérateur historique, a déclaré aujourd'hui qu'il allait prendre « le temps qu'il faut » pour mener à bien cette « grosse opération ».
Un dépeçage en règle
Et ça, pour être grosse, elle l'est. D'une part, Orange offrirait 10 milliards d'euros, dont une partie en actions. D'autre part, il faudrait partager les actifs de Bouygues Telecom entre tous les opérateurs, sans quoi les autorités de régulation ne valideraient jamais le deal.
Qu'est-ce qu'Orange a à gagner de s'emparer de Bouygues Telecom si c'est pour se défaire instantanément de la plupart de ses actifs ? La réponse est dans la question : rien... si ce n'est que le marché comptera trois opérateurs au lieu de quatre.
L'acquisition de SFR par Numericable avait du sens. Elle a permis au câblo-opérateur de rentrer de plain-pied dans le mobile et de mettre en place des synergies avec le marché de l'internet fixe. L'objectif avoué étant de devenir le nouveau numéro 1 des télécoms.
À l'inverse, il n'y a aucune logique entrepreneuriale dans la volonté d'Orange de mettre la main sur Bouygues Telecom. Stéphane Richard l'a dit lui-même il y a un an : « nous sommes ceux qui avons le moins besoin de cette consolidation. Nous sommes les plus forts, les plus gros, ceux qui ont le plus de ressources. »
Orange est, de son aveu même, l'opérateur qui a le moins besoin d'une consolidation, et pourtant, c'est lui qui a de grandes chances de la faire aboutir. « Elle me paraît à la fois souhaitable et inéluctable à terme. C’est dans l’intérêt de l’industrie et du pays », justifiait Stéphane Richard en février 2015.
L'intérêt de cette consolidation n'est pas aussi évident que le patron d'Orange voudrait le faire croire. La guerre des prix déclenchée par Free Mobile n'a pas entamé la capacité d'investissement des opérateurs. Par ailleurs, SFR et Free gagnent toujours de l'argent, tandis que Bouygues Telecom a renoué avec les bénéfices au troisième trimestre 2015.
Le sujet le plus délicat, c'est celui de l'emploi. Quand il était ministre de l'Économie, Arnaud Montebourg plaidait pour un retour à trois opérateurs, seul moyen de préserver les emplois, selon lui, alors que Bouygues Telecom avait annoncé la suppression de plus de 1 500 postes. Mais une consolidation de cette ampleur peut-elle être menée sans licenciements ?
En tout cas, le patron d'Orange peut maintenant compter sur ses concurrents pour la mener à bien. La composition actuelle du marché est plus favorable que par le passé. SFR et Free y trouveraient chacun leur compte.
D'après Le JDD et Le Figaro, tout ce beau monde se serait mis d'accord pour que Free reprenne le réseau, les fréquences et l'essentiel des boutiques de Bouygues Telecom pour une somme comprise entre 3 et 3,5 milliards d'euros.
Les discussions ne seraient pas terminées concernant la répartition des clients, SFR et Free voulant (logiquement) chacun en prendre le maximum. Pour l'heure, Free reprendrait la majorité des clients Sensation, tandis que SFR obtiendrait les clients B&You. L'opérateur au carré rouge dépenserait pour cela 2,5 milliards d'euros.
Aucune logique entrepreneuriale, donc, mais un dépeçage en règle où chaque opérateur obtiendrait un beau morceau de viande. Et le consommateur dans tout ça ?
Bouygues Telecom, un acteur enthousiasmant
Le consommateur, si cette consolidation a lieu, devra dire au revoir à un acteur qui s'est montré enthousiasmant dernièrement. Plutôt que de se payer une star du ballon rond plusieurs millions d'euros pour rameuter de nouveaux clients ou que de jouer au marchand de tapis avec ses forfaits, Bouygues Telecom met l'accent sur la fidélisation de ses clients existants.
Sous la bannière « Nos clients d'abord », l'opérateur propose des promotions et des « cadeaux » intéressants, comme les fameux week-end d'internet illimité, et a amélioré son service client.
Bouygues Telecom est aussi le seul avec Orange à avoir un réseau 4G digne de ce nom. Non seulement il est assez étendu (75 % de la population), mais en plus il est très rapide dans certains endroits et commence à être compatible avec la VoLTE.
L'opérateur essaie aussi de jouer les troubles-fêtes là où on ne l'attendait pas forcément, sur le marché de l'internet fixe. Il est le seul à proposer sous sa marque un abonnement fibre à moins de 30 € par mois et sans engagement. La Bbox Miami (25,99 €), puisqu'il s'agit d'elle, a aussi été la première box en France sous Android.
Ne nous y trompons pas, Bouygues Telecom ne fait pas tous ces efforts par altruisme, mais parce que sa situation précaire l'oblige à innover pour perdurer. Mais au bout du compte, le consommateur est bien gagnant.
Le spectre de la hausse des prix
Outre perdre un acteur innovant, le consommateur pourrait aussi perdre quelques euros chaque mois en cas de retour à trois opérateurs. Le spectre d'une hausse des prix plane toujours sur un marché qui se consolide, en particulier quand ses acteurs historiques ont été condamnés par le passé pour entente.
« La baisse des prix provoquée par l’arrivée de Free dans le mobile est irréversible », a assuré récemment Stéphane Richard. Pourtant, SFR, de son côté, augmente doucement mais sûrement ses tarifs depuis son acquisition par Numericable.
« Au Danemark, les prix ont monté alors qu'il n'y a peu de consolidation », a déclaré aujourd'hui le patron d'Orange. Si c'était pour rassurer les consommateurs, ce n'est pas très convaincant.
En Autriche, le passage de quatre à trois opérateurs en 2013 a entraîné une augmentation des prix de 18,7 % en un an — mais cette hausse est aussi due en partie aux dépenses plus élevées que prévues pour les fréquences 4G.
Free continuera-t-il à faire le trublion sur un marché à trois ? « On n’est pas là pour faire le Yalta des télécoms. Au contraire, ce sera plutôt la guerre de Cent Ans », avait juré Maxime Lombardini, le directeur général d'Iliad (maison mère de Free), début 2014. Cela vaudra-t-il encore si Free récupère plusieurs millions de clients Bouygues Telecom ?