Un géant au pied d’argile. Voilà comment on peut résumer l’attelage SFR-Numericable. Si sur le papier ce rapprochement semblait beaucoup plus cohérent que celui SFR-Bouygues, l’opération n’en demeure pas moins compliquée en raison de l’effort financier qu’a dû consentir Numericable pour mettre la main sur le numéro 2 de la téléphonie mobile.
Dans ce qui restera malgré tout un échec cinglant pour Bouygues Telecom, ce dernier peut avoir un motif de satisfaction ; Numericable a dû débourser le prix fort. Et mine de rien, cela pourrait entraîner de sérieuses conséquences.
Pour l’instant,tout va bien ou presque pour Patrick Drahi. Le nouveau magnat des télécoms et des médias est adulé par les marchés et les banques qui lui prêtent de l’argent sans broncher. Dans le même temps, il a commencé à faire le ménage dans SFR (lire : Patrick Drahi et « l'enfer de SFR »).
La problématique du groupe SFR-Numericable est toute simple : parviendra-t-il à dégager suffisamment de marges pour payer ses dettes ? Dans une industrie qui a longtemps été perçue comme une industrie de rente, cela ne doit pas poser de problème en théorie. Sauf que depuis l’arrivée de Free Mobile, le marché français est sans doute devenu l’un des plus concurrentiels au monde. Pour ne rien arranger, Patrick Drahi a un ennemi assez gênant dans le milieu en la personne de Xavier Niel, qui a un vieux contentieux à régler avec lui.
SFR, la belle endormie
Longtemps, dans le domaine de la téléphonie mobile, SFR était perçue comme quasiment l’égal d’Orange. La marque au carré rouge faisait même figure de pionnier dans le déploiement de la 4G avec de surcroît une stratégie assez intelligente qui consistait à se concentrer avant tout sur la bande des 800 MHz. Puis il y a eu un net décrochage qui a commencé à partir du moment où SFR a été mise plus ou moins officiellement en vente.
Ce décrochage s’est manifesté dans l’étude de l’ARCEP 2014 sur la qualité de services où SFR était nettement distancé par Bouygues Telecom pour la première fois. Le groupe s’est mis à l’arrêt également dans son déploiement de la 4G. Alors qu’il jouait les premiers rôles, l'opérateur au carré rouge a même récemment été dépassé par Free Mobile en nombre de supports 4G en service. Un véritable camouflet !
Il est clair que pendant des mois et des mois, la direction de SFR était plus préoccupée par l’identité de son acquéreur que par le déploiement de son réseau, qui a plus ou moins été mis sur pause afin de faire des économies. Dans ce contexte, on ne sera guère étonné d’apprendre qu’en 2014, Numericable-SFR a investi 150 millions d’euros en moins qu’en 2013 (lire : Les opérateurs ont moins investi dans leurs réseaux en 2014).
Même si SFR en a les moyens (ce qui reste à démontrer), il lui faudra du temps pour rattraper son retard en la matière. Comme nous l’a expliqué un proche du dossier, cette industrie fonctionne beaucoup avec la sous-traitance. Et forcément à partir du moment où SFR a cessé de donner du travail à ses sous-traitants, ces derniers ont été voir ailleurs.
Depuis quelques mois, SFR a accéléré la cadence, mais avec ses 3475 supports, l’opérateur est très loin d’Orange qui en compte plus de 7000. Ce retard, on espérait en interne sans doute le combler dans le cadre d’un rapprochement avec Bouygues Telecom. L’accord de mutualisation entre les deux groupes début 2014 pouvait d’ailleurs être interprété comme le premier pas.
Pour financer sa dette, SFR ne va pas avoir d’autres choix que d’augmenter ses prix. Le groupe a déjà commencé à simplifier son offre et à réduire son portefeuille de marques. Exit Joe Mobile et BuzzMobile notamment, Virgin Mobile sera en première ligne sur le marché du low-cost.
L’idée est de valoriser davantage la marque SFR et de pratiquer une image plus haut de gamme. Une volonté qui n’est pas récente malgré les changements au sein de SFR, mais qui risque toutefois d’être dure à expliquer quand on connaît le retard du groupe dans le domaine de la 4G.
Augmenter régulièrement les prix, Numericable est coutumier du fait et a commencé à appliquer ce modèle « éprouvé » avec SFR (lire : Hausses de tarifs chez SFR : et c'est pas fini). Mais cela pourrait pousser nombre de clients à aller voir ailleurs. La « loyauté » des clients dans le mobile est bien moindre que dans le fixe.
Vous l’avez compris, la situation de SFR dans le mobile est délicate. Le groupe s’est engagé à couvrir 70 % de la population en 4G à la fin de l’année, soit un niveau de couverture assez proche de Bouygues Telecom et Orange (lire : SFR veut rattraper son retard sur la 4G), qui auront sans doute progressé entre-temps.
Une position sur le fixe à défendre
L'atout de Numericable, c’est son réseau très haut débit. On n’entrera pas ici dans le débat entre les différents types de fibre optique. Ce n’est pas l’objet de ce papier.
Numericable est encore le numéro un du très haut débit. Toutefois, les positions sont loin d’être figées. Orange effectue de très lourds investissements pour devenir le leader du secteur.
À la fin de l’année dernière, 6 millions de foyers étaient raccordables à son offre très haut débit. La société a pour ambition de doubler ce chiffre à l’horizon 2017. À titre de comparaison, Orange touchait l’année dernière potentiellement 3,4 millions de personnes.
L’objectif de SFR va être de basculer le plus de monde possible sur son offre très haut débit — plus rentable — quitte à perdre des abonnés ADSL.
Fin 2014, l’entité SFR-Numericable comptait 6,5 millions d’abonnés internet fixe : 1,54 million en très haut débit et 5,02 millions en ADSL. Sur le front de l’ADSL, SFR se maintient à 5 millions d’abonnés depuis fin 2012. Le nombre d’abonnés tend à baisser depuis quelques trimestres.
Le souci dans l’équation, c’est que son nombre d’abonnés très haut débit augmente à un rythme très lent. Il est passé de 1,35 million fin 2012 à 1,54 million fin 2014.
SFR-Numericable est-il en mesure d’accélérer le basculement vers le très haut débit ? C’est en tout cas dans son intérêt. Avant le rapprochement des deux groupes, l’ARPU de SFR dans l’ADSL était de 33 € quand il était au même moment de 41 € chez Numericable. A l’époque, Patrick Drahi s’était montré confiant dans la capacité de son groupe à remonter l’ARPU de 4 à 5 €.
Là où Bouygues Telecom est dans une problématique de part de marché dans le but d’atteindre une masse critique, SFR-Numericable est avant tout dans une quête de rentabilité. Perdre un peu de terrain à court terme ne serait pas gênant si la nouvelle entité parvenait à enclencher un cercle vertueux lui permettant à la fois d’investir et de rembourser la dette. Mais il s’agit d’un véritable numéro d’équilibriste pour Patrick Drahi qui rêve de faire de son groupe le numéro 1 des télécoms en France.
Too big to fail ?
Les derniers résultats de SFR-Numericable ont été dans l’ensemble bien accueillis par les milieux financiers. Si la plupart des indicateurs sont en baisse comme le nombre d’abonnés dans le mobile, l’ARPU ou encore le chiffre d’affaires, le résultat net plus élevé que prévu à 831 millions d’euros laisse à penser que la potion amère de Patrick Drahi porte ses fruits.
Toutefois, la partie est loin d’être gagnée. Certains indicateurs sont en train de passer à l’orange voire au rouge. Sa méthode qui consiste à imposer des baisses importantes de tarifs aux fournisseurs a du mal à passer et la reprise en main de SFR par Numericable est très mal vécue en interne (lire : Patrick Drahi et « l'enfer de SFR »). Les deux entités ont des cultures d’entreprise très différentes.
À terme, c’est le positionnement de SFR-Numericable qui pourrait être mal compris : imposer un fonctionnement interne low-cost tout en cherchant à pratiquer des prix haut de gamme.
Les agissements de Patrick Drahi sont suivis de près par les pouvoirs publics. En privé, le ministre de l’Économie aurait affirmé être « préoccupé » et « vigilant » sur le dossier. Mais ce qui commence à inquiéter le plus grand nombre, c’est l’appétit sans cesse grandissant de Patrick Drahi, qui rêve maintenant d’Amérique. La bataille de trop ? En attendant, peu après l’annonce de l’acquisition du câblo-opérateur Suddenlink, Moody's a placé la notation crédit du groupe sous surveillance en vue d'une dégradation.
Hier : La crise existentielle de Bouygues Telecom
Demain : Orange, la force tranquille