Dirigeant de Waze de 2009 à 2021, Noam Bardin a été aux premières loges de l'acquisition du service par Google en juin 2013. Bardin a quitté Waze il y a une quinzaine de jours, après avoir prévenu de sa décision en novembre dernier (il n'a pas encore de successeur). Dans un long billet, il revient sur cette expérience aigre-douce. Malgré des déconvenues croissantes, il explique ce qui l'a conduit à rester si longtemps, alors que rien dans son tempérament ne le prédisposait à passer d'une start-up à un groupe mondial.
Avant l'entrée en lice de Google, Noam Bardin explique que les dirigeants de Waze entretenaient d'assez mauvaises relations avec certains membres du conseil d'administration. La perspective de travailler pour Larry Page était plus stimulante, en comparaison, que celle de continuer avec ce conseil. D'autant que Google promettait de laisser la petite entreprise israélienne opérer indépendamment (à l'époque il fut dit que Facebook était intéressé aussi mais qu'il voulait déménager l'équipe aux États-Unis) :
J'ai vu cette indépendance comme un aspect critique de notre décision de vendre. Nous adorions notre marque, notre mission et notre équipe et nous avons imaginé pouvoir continuer d'y travailler sans le stress financier de la levée de fonds. Être capable de prendre plus — pas moins — de risques et d'expérimenter de nouvelles choses sur le plus long terme.
En résumé, le meilleur des deux mondes : l'agilité et la rapidité d'une start-up associée à la puissance d'un grand groupe. Ce modèle, observe Bardin, n'était pas très populaire à l'époque mais il fut adopté aussi pour WhatsApp, Instagram ou Nest. Waze a donc gardé son autonomie bien que ses salariés soient devenus des employés de Google. Il était prévu que le service continue de choisir ses nouvelles fonctions, d'utiliser sa propre plateforme, sa marque et ses conditions d'utilisation.
Mais il dresse une analogie avec un chef d'entreprise occidental passablement arrogant, qui se rend en Chine en croyant qu'il va être le premier à y réussir, avant de rentrer chez lui fort d'une nouvelle expérience mais en ayant laissé à son partenaire local sa propriété intellectuelle, son argent et son affaire :
J'étais le dirigeant naïf de la start-up qui pensait que je pouvais développer Waze à son plein potentiel au sein de Google et réussir à dompter la bête, quelle que soit sa nature. Cette croyance irrationnelle est essentielle pour un patron de start-up, mais elle est difficile dans l'environnement de l'entreprise.
La contribution de Google à l'expansion de Waze a été indéniable, admet volontiers Noam Bardin, le service est passé de 10 millions d'utilisateurs juste avant l'acquisition à 140 millions aujourd'hui, et d'une moyenne mensuelle de 2,5 milliards de kilomètres parcourus à 36 milliards. S'y est ajouté le lancement de Carpool, une offre de covoiturage (mais qui s'avère peu développée à l'international).
La relation à la marque et au produit dans une start-up est toutefois très différente de celle que l'on peut avoir au sein d'un grand groupe, dit-il. Waze a commencé à faire entrer des personnes qui travaillaient d'abord pour la marque plutôt que pour le produit. Dans une start-up, il y a un « alignement complet entre le produit, la société et la marque » alors que dans une grande entité « le produit est un outil pour faire avancer la carrière des employés, ce n'est pas une passion, ni une mission ni le catalyseur d'un bouleversement économique. » Pour ces personnes, Waze servait de marche à leur ascension personnelle, elles n'avaient pas d'aspiration particulière pour ce service.
L'ancien dirigeant, qui ne semble pas être d'une nature patiente, regrette de s'être retrouvé alors coincé par la culture d'entreprise de Google où « il est pratiquement impossible de licencier quelqu'un pour la raison fondamentale que vous n'avez plus besoin de ce poste ou qu'il y a une meilleure personne ailleurs, ou tout simplement pour le bon vieux motif que "vous ne faites pas un très bon boulot" ». Il aurait préféré à cela un fonctionnement où l'on adapte fréquemment les effectifs aux nécessités induites par les développements en cours :
Il y a des gens qui sont très bons à une étape de l'entreprise et qui, plus tard, n'ont pas les compétences requises au fur et à mesure que l'entreprise grandit. Ce n'est pas de leur faute, c'est la réalité […] J'ai appris à mes dépens que si un autre responsable recommande l'embauche d'un excellent employé, en fait il essaie probablement de s'en débarrasser car il ne peut pas le congédier.
Google a laissé Waze mener ses affaires, toutefois Bardin n'aurait pas été contre un peu plus de soutien. Google ne fut d'aucune aide pour améliorer la distribution de Waze. L'app était une parmi tant d'autres sur Google Play, aucune offre de préinstallation sur des smartphones n'a été proposée, tandis que Google Maps ne se privait pas de « co-opter chacune des idées que l'on avait ». Au final, déplore Bardin, Waze avait certes plus de moyens financiers pour son marketing mais il était contrarié dans ses opportunités de dépenses par son appartenance à Google :
Toute notre croissance chez Waze, après l'acquisition, était le fruit de notre travail, et non pas du soutien de la maison mère. Avec le recul, nous aurions probablement pu nous développer plus vite et de manière beaucoup plus efficace si nous étions restés seuls.
Il évoque ensuite d'autres difficultés nées de cette appartenance à Google qui impliquaient une remise à plat de certains des fonctionnements internes à Waze : « Le temps et les efforts consacrés aux aspects juridiques, politiques et ceux sur la confidentialité — pour des fonctionnalités qui n'ont pas encore été lancées auprès des utilisateurs — ont été une source importante de gaspillage de ressources et de notre capacité à rester concentrés. »
Les efforts pour homogénéiser les politiques de conservation des données de Waze avec celles de Google ainsi que les outils afférents ont dévoré le temps de certains des meilleurs ingénieurs de Waze et sans que cela n'ait d'avantages visibles et pertinents pour les utilisateurs :
Un pourcentage de plus en plus important de notre temps fut consacré à des tâches qui n'apportaient aucune valeur ajoutée aux utilisateurs et cela a rapidement changé l'ADN de l'entreprise, en passant d'une approche dirigée vers le client à une approche centrée sur la politique de l'entreprise.
Une autre caractéristique de cette tutelle fut l'importance prise par les fortes actions Google sur lesquelles les employés pouvaient compter en plus de leur (bon) salaire. Une culture du risque s'est perdue, alors que des gens misaient davantage sur leur promotion personnelle pour améliorer encore leur situation financière. Le succès ou l'échec d'un produit, au milieu de tous ceux de Google, n'avait plus les mêmes conséquences que lorsque Waze était une seule petite entreprise et où la notion de groupe — comme ferment pour réussir quelque chose — l'emportait sur celle de l'individu.
Bardin se décrit comme quelqu'un de passionné, sa manière parfois crue ou très libre de parler s'est vite heurtée au politiquement correct en vigueur chez Google, au fur et à mesure qu'il était sollicité pour participer à des événements publics :
J'apprécie la transparence et je pense que les gens devraient être eux-mêmes au travail, mais cela signifie aussi une certaine tolérance envers les personnes qui ne disent pas exactement ce que vous voudriez qu'ils disent, ou qui ne partagent pas votre avis. Cette tolérance a disparu chez Google, le nouveau mantra de la Silicon Valley est que les mots utilisés sont devenus plus importants que le contenu. Vous pouvez dire des choses terribles tant que vos pronoms sont corrects ou vous pouvez déclarer des choses très importantes, mais si vous employez un mot de travers, c'est direct les ressources humaines…
Une autre source de surprise et de désagréments est venue de la manière dont certains jeunes employés envisageaient l'investissement dans leur travail et les avantages à en attendre. Il en était resté à l'idée, qu'au fil du temps, il était normal qu'on veuille consacrer plus de temps à sa famille, à ses enfants, mais en restant capable de mettre ces moments entre parenthèses si des circonstances l'exigent. Un sentiment qui n'était pas partagé par la nouvelle génération :
Ils veulent être promus rapidement, atteindre leur indépendance économique, se sentir épanouis au travail, être à la maison tôt, ne pas manquer le cours de yoga à 11h00 etc. Le coup d'avoir du mal à planifier des réunions parce que « c'est le cours du nouveau prof de yoga et je ne peux pas le rater » ou le « je prends une journée pour moi » me rendait dingue.
Et au grand dam de Bardin, c'était la normalité au sein de Google et de la Silicon Valley en général où les avantages sont nombreux pour les employés des grandes sociétés :
J'étais le cinglé qui voulait faire avancer les choses rapidement et je m'attendais à un certain niveau de sacrifice personnel en cas de besoin. Je ne pense pas que passer de longues heures au travail soit quelque chose dont on doive se vanter, mais je crois aussi que nous devons faire ce qu’il faut pour gagner, même si ça signifie y consacrer un week-end.
Des facilités (nourriture gratuite, salle de gym, prestations diverses prises en charge) dont ces employés — passés directement des bancs de l'université aux bureaux d'un géant de la high tech — ne réalisent pas à quel point elles sont extraordinaires.
Il peste ainsi contre les nombreuses personnes qui, devant travailler de chez elles par la faute du Covid, se plaignaient d'avoir à acheter à manger avec leur argent : « Pendant ce temps, les "vrais" gens s'inquiétaient de savoir s'ils allaient garder leur travail ».
Alors qu'il décrit Google comme l'entreprise de loin la plus préoccupée par le bien-être de ses employés, certains « continuent de créer des problèmes imaginaires dont ils peuvent se plaindre, au lieu d'apprécier ce qu'on leur donne. » Et de rapporter ce propos entendu dans la file d'attente de la cantine alors que les employés de Waze faisaient leur première visite de Google : « Quoi, il y a encore des sushi aujourd'hui ?! » Une exclamation hors-sol qui est devenue l'objet d'une plaisanterie récurrente au sein des troupes de Waze… « Mais quelques mois plus tard, nous avions également été cooptés et c'était des employés de Waze qui se plaignaient de la nourriture… »
Au final, Bardin explique s'être trouvé coincé entre les contraintes d'une start-up qu'il fallait continuer de développer, les différentes politiques de Google à intégrer et sa difficulté à composer ses équipes comme il l'entendait.
De ses observations il tire plusieurs enseignements. D'abord qu'il est préférable pour un grand groupe qui achète une start-up comme l'était Waze de la laisser complètement indépendante, quitte à ce que cela créée un déséquilibre entre les employés des deux entités qui n'auront pas les mêmes avantages. C'est délicat, dit-il, mais Amazon y est parvenu en laissant Audible rester l'entreprise qu'elle était avant son acquisition. Pour y arriver, encore faut-il que des gens qui n'ont connu que des grands groupes comprennent cette philosophie inhérente aux plus petites entreprises.
Ensuite, il ne conteste pas l'idée que cette acquisition de Waze a été un succès, mais lui, Noam Bardin, n'était probablement plus à sa place après la vente. Il considère aujourd'hui qu'il aurait dû préparer son départ immédiatement après l'acquisition en 2013. Il s'en est fallu de peu qu'il parte il y a trois ans, mais il restait encore beaucoup de choses à faire et tout n'était pas prêt pour un changement de pilote :
Je recommanderais à celui que j'étais en 2013 de ne pas essayer d'innover de l'intérieur, mais plutôt de me concentrer sur un départ rapide de l'entreprise et à mettre en place la bonne équipe / structure / plan de succession pour y arriver, au lieu de lutter contre plus fort que moi.
Une prise de conscience qu'il est néanmoins difficile d'avoir et de mettre en pratique, car on peut aimer son entreprise, son produit et refuser de s'en séparer ainsi, en essayant obstinément de se convaincre que l'on pourra continuer de faire les choses comme avant.
En définitive, malgré son tempérament, ce n'est pas sur un désaccord que Noam Bardin a quitté Waze et il loue la direction de Google pour la grande liberté dont il a tout de même pu jouir. C'est lui qui n'était pas taillé pour ce nouveau rôle sous le toit de Google :
Si je devais le résumer, je dirais que c'est le ratio entre le signal et le bruit qui m'a épuisé. Nous créons des entreprises pour concevoir des produits au service des gens et non pour nous réunir avec des avocats. Pour réussir dans une grande entreprise de la high-tech vous devez être capable de répondre à la question « Qu'est-ce que j'ai fait pour nos utilisateurs aujourd'hui » par un « pas grand-chose mais j'ai été promu » et être satisfait de cette réponse.
En conclusion il redoute que la prise de risque ne s'étiole alors que les entreprises comme celle qu'il a quittée vont être de plus en plus confrontées à des volontés extérieures de les réguler et de les encadrer.