Imran Chaudhri, l'un des membres de la petite équipe qui a conçu l'interface du premier iPhone, s'est confié à Fast Company, en racontant que très tôt, ses collègues et lui, ont pressenti que les smartphones allaient devenir des appareils envahissants dans notre quotidien. Ce fut par contre difficile de promouvoir cette notion au sein d'Apple.
C'est l'une des grandes tendances de cette année. iOS 12, Android Pie, Facebook, Instagram, YouTube… les derniers systèmes et les apps dans lesquels on passe le plus clair de notre temps musclent leurs fonctions pour pousser les utilisateurs à décrocher un peu de leurs écrans.
Imran Chaudhri a quitté Apple l'an dernier après y avoir passé 21 ans et contribué à la conception d'interfaces pour quantité de produits, dont celle de l'iPhone (lire aussi La création tumultueuse du premier iPhone).
Il raconte qu'au moment où lui et quelques privilégiés ont pu emmener un prototype d'iPhone chez eux, la capacité de cet appareil à vous distraire à tout bout de champ s'est vite manifestée :
En utilisant l'iPhone et en vivant avec, j'avais des amis partout dans le monde qui me contactaient tout le temps et le téléphone faisait un petit son et l'écran s'allumait et j'ai réalisé que si nous devions cohabiter avec ce téléphone, nous allions avoir besoin de quelque chose qui serve de barrage. Très tôt, j'ai conçu ce qui allait devenir "Ne pas déranger" (apparu en 2012 dans iOS 6, ndlr).
Ce qui était un besoin évident pour lui n'a pas été facile à imposer au sein d'Apple. Steve Jobs et d'autres comprenaient que cette dépendance à l'iPhone allait finir par devenir un problème, mais il y avait une forme de conflit en interne sur le degré de contrôle de leur téléphone que l'on voulait accorder aux utilisateurs :
Lorsqu'avec une poignée d'autres personnes nous plaidions pour accorder plus de moyens d'agir, cette idée était repoussée par le marketing. On entendait des choses du style : "Vous ne pouvez pas faire ça, parce que ça va rendre l'appareil moins cool".
Il y a toujours eu dans le système des fonctions pour limiter ce que l'iPhone vous envoie et vous affiche, tempère Imran Chaudhri, sauf qu'elles étaient trop nombreuses et trop dispersées pour qu'un utilisateur lambda « les gens qui ne changent même pas leur sonnerie, qui ne modifient même pas leur fond d'écran » puissent s'en servir, « Ce sont ces personnes qui souffrent de ce genre de problématiques. Ils n'ont pas ce degré de maitrise des choses ». À l'inverse de ceux qui connaissent les réglages d'iOS sur le bout des doigts.
Le designer milite pour une autre approche dans la manière dont l'échange s'instaure entre l'utilisateur et son iPhone, après que l'on a accordé généreusement aux apps l'autorisation d'accéder à nos données et de nous envoyer des notifications :
Reprenons les choses dans le sens inverse et rétablissons un dialogue où le téléphone demande : "Avez-vous vraiment besoin de ces notifications ? Voulez-vous vraiment que Facebook continue d'utiliser vos données de répertoire ? Parce que là vous ne vous connectez plus à Facebook. Il y a de nombreuses manières de rappeler ces choses là aux gens si vous les concevez correctement.
Avec iOS 12, Apple a pris le taureau par les cornes et créé une grosse section "Temps d'écran" dans les réglages, avec beaucoup de statistiques et des moyens de surveiller aussi et brider à distance les iPhone et iPad de vos enfants.
Imran Chaudhri y voit le prolongement de ce qui a été fait avec "Ne pas déranger" mais il regrette qu'Apple ait conçu "Temps d'écran" sous des pressions extérieures plutôt que dans le cadre d'une réflexion mûrie :
La seule raison pour laquelle c'est là, c'est parce que des gens ont râlé à ce propos, des articles ont été écrits sur le sujet, il y a eu beaucoup de mauvaise presse. La seule solution était de répondre à ces critiques. C'est une bonne chose pour tout le monde, parce que les clients et les enfants auront un produit meilleur.
Est-ce qu'ils ont le meilleur produit ? Non. Parce qu'à la base ça n'a pas été fait de bonne volonté. L'objectif était uniquement de réagir face une mauvaise presse. Si les intentions avaient été bonnes dès le départ, les choses se seraient faites d'elles-même.
Il souligne à ce sujet la « nature complexe du design produit au sein d'une grande entreprise. Il faut servir les intérêts du client, ceux de l'entreprise et son éthique en tant que designer ». En résumé, la critique est facile, l'art est difficile :
C'est un exercice d'équilibre et c'est vraiment délicat. Il est très facile de jeter l'opprobre sur les gens et, à certains égards, c'est ce qui s'est passé récemment. Il y a des personnes qui méritent beaucoup plus de critiques que d'autres. Mais à un moment donné, il faut savoir saluer des personnes qui viennent et écoutent et qui apportent des changements. Vous pouvez juger que ces changements ne vont pas assez loin. Personnellement, je ne pense pas qu'ils le fassent. Mais au moins, il y a un mouvement dans la bonne direction.
Comment fait-il lui-même pour limiter la capacité de distraction de son téléphone ? Des choses banales et simples : « Je ne le laisse pas prendre le dessus. J'ai le même fond d'écran noir que celui utilisé avec le tout premier iPhone (ça évite de passer du temps à en changer et chercher de nouveaux tous les 2 ou 3 jours, ndlr). Je ne me laisse pas distraire par différentes choses. Je n'ai que quelques apps sur le premier écran ».
Inutile d'essayer des trucs comme de passer son affichage en niveau de gris pour avoir des écrans plus neutres, ce ne sont que des pis-aller pour la plupart des gens :
Vous devez prendre les choses à bras le corps, comme vous le faites pour tout : combien de cafés buvez-vous ? Est-ce que vous devez vraiment fumer un paquet de cigarettes par jour ? Toutes ces choses-là. Votre appareil est au même niveau.
La capacité psychologique à se refréner est quelque chose d'extrêmement important. Je pense que ça va devenir un objectif dans les tendances pour la conception de produits. Tout comme la durabilité aujourd'hui est quelque chose à laquelle vous devez penser, vous devez réfléchir à la pression cognitive, à son impact — la conception cognitive.
Il aborde enfin la question de l'évolution des modes d'interactions et les conséquences physiques qui en ont découlé. Aujourd'hui on se dirige vers des actions basées sur la voix et les émotions qui vont ouvrir un nouveau chapitre. Mais chacune des méthodes qui les ont précédées ont eu des contreparties parfois désagréables pour l'utilisateur.
Les interfaces physiques soulevaient des problèmes d'ergonomie. Les clics et les tapotements ont entrainé des gestes répétitifs avec leur cortèges de douleurs musculaires et nerveuses :
Il y a des problèmes à chaque fois que vous faites quelque chose qui n'est pas naturel, lorsque vous demandez aux individus d'interagir avec des machines. C'est aussi simple que ça. Les effets secondaires, que ce soit après avoir manipulé des boutons ou des cadrans, cliqué, glissé ou fait des mouvements, seront toujours présents.
Et d'appeler les designers à être « suffisamment malins pour les déceler en amont et anticiper » quelle sera la nature des prochains problèmes à venir. Peut-être entend-il apporter à nouveau sa contribution à ce sujet, Imran Chaudhri s'est lancé dans une nouvelle activité, avec Bethany Bongiorno (ex Apple également) mais dont il n'a pas révélé la teneur.