À l'approche du 10e anniversaire de l'iPhone à la fin juin, The Verge publie les bonnes feuilles d'un ouvrage qui retrace la naissance du téléphone. The One Device: The Secret History of the iPhone, de Brian Merchant (journaliste chez Motherboard), est en précommande sur Amazon avec une sortie prévue le 20 juin.
L'auteur a recueilli des souvenirs et anecdotes de première main de participants au projet iPhone. Certains détails sont maintenant bien connus mais d'autres moins voire pas du tout, comme l'opposition très marquée de Phil Schiller à l'idée d'un clavier virtuel . Extraits :
L'auteur revient d'abord sur le recrutement effectué en interne pour constituer l'équipe matérielle et logicielle qui travaillerait en secret sur le téléphone « Ça s'est fait lentement au début. Un jour, il y avait une chaise vide là où un très bon ingénieur s'asseyait habituellement. Un membre clé de l'équipe était parti. Personne ne pouvait dire exactement où il s'en était allé ».
Deux hauts responsables du logiciel, Henri Lamiraux et Richard Williamson, écumaient ainsi différents bureaux du siège d'Apple à la recherche des meilleurs éléments dans les meilleures équipes.
Ceux qui acceptèrent, sans savoir pour quel produit ils signaient, devaient garder le secret le plus absolu et s'apprêter à ne plus compter leurs journées ni week-end. « L'iPhone a été la cause de mon divorce » raconte l'un d'eux, Andy Grignon qui plancha sur les premiers prototypes et sur la partie modem et communications. « Ouais, l'iPhone a ruiné plus d'un mariage » déclare un autre.
Le coup d'envoi précis du projet iPhone est difficile à déterminer mais Tony Fadell raconte à l'auteur que l'iPod en a été l'élément déclencheur, au vu de son poids dans les comptes de la société « La genèse de l'iPhone a été la domination de l'iPod. C'était 50 % du chiffre d'affaires d'Apple. » Après des débuts pépères les deux premières années de ventes, Fadell finit par arracher à Steve Jobs le feu vert pour rendre le baladeur compatible avec Windows.
Ce fut l'explosion des ventes mais il fallait déjà préparer le coup d'après, trouver le produit qui permettrait à Apple de rester sur cette lancée :
Annoncé en 2001, devenu un succès en 2003, l'iPod a été considéré comme vulnérable dès 2004. Le téléphone mobile a été perçu comme une menace car il pouvait lire des MP3. "Donc, si vous ne pouviez emmener avec vous qu'un seul appareil, vous prendriez lequel ? demande Fadell. "Et c'est pourquoi le Motorola Rokr est arrivé."
Effrayée par le coût que représenterait l'acquisition de Motorola, Apple a préféré sceller un accord autour du Rokr, un téléphone dont le design existait déjà mais amélioré pour lire une poignée de morceaux récupérés d'iTunes, chose qu'aucun autre mobile ne pouvait proposer.
Jobs n'était pas du tout chaud à l'idée de se lancer dans la conception d'un smartphone, d'abord parce que cela impliquait de se livrer pieds et poings liés aux opérateurs qu'il décrivait, selon un qualificatif resté célèbre, comme des "orifices".
En privé, rapporte un interlocuteur de Brian Merchant, Jobs estimait aussi que les smartphones n'allaient intéresser qu'une fraction d'individus, ceux de cette catégorie qui portent leur mobile à la ceinture. Le partenariat avec Motorola permettrait de repousser la menace que faisaient peser les mobiles sur l'iPod, poursuit Fadell :
L'idée derrière le Rokr était : comment pouvons-nous leur donner un peu de cette expérience, de telle manière qu'ils soient quand même obligés d'acheter un iPod ? Donnez-leur un avant-goût d'iTunes et vous en ferez essentiellement un iPod shuffle, ils auront alors envie de passer à un iPod. C'était la stratégie initiale : ne pas cannibaliser l'iPod parce qu'il marchait très bien.
Au sein d'Apple tout le monde savait que le Rokr serait un piètre produit et qu'il ne pouvait sortir rien de bon de chez Motorola : « Ils sont lents, ils sont incapables de remettre les acquis en question, ils vont limiter le nombre de morceaux (on pouvait en mettre 100 seulement, ndlr). Tout était de nature à faire en sorte que l'expérience serait à coup sûr vraiment merdique ».
Pour Richard Williamson, il y avait toutefois un avantage à ce que Jobs travaille avec son homologue Ed Zander de Motorola « Steve apprenait des choses pendant ces réunions ».
La décision qu'Apple fabrique son téléphone n'avait pas encore été prise, Jobs restait à convaincre. Cependant Fadell avait commencé à plancher discrètement sur la question, avec l'idée de fusionner l'iPod avec des fonctions de communication, notamment le Wi-Fi. En somme ce qui deviendrait plus tard l'iPod touch. La première fois que Jobs vit une démo d'un prototype d'iPod connecté au web (avec toujours la roue comme dispositif de navigation, aucun écran tactile n'était au point à ce moment là), sa réaction fut sans équivoque :
C'est une connerie. Je ne veux pas ça. Je sais que ça fonctionne, je l'ai bien compris, merci, mais c'est une expérience de merde.
Plusieurs hauts responsables d'Apple bataillèrent des mois durant pour faire comprendre à Jobs la nécessité de se lancer dans la création d'un smartphone, alors que les mobiles ressemblaient de plus en plus à des baladeurs MP3.
Le 7 novembre 2004, Mike Bell (un vétéran d'Apple et ancien de Motorola) a envoyé tard dans la nuit à Jobs un courrier électronique. "Steve, je sais que vous ne voulez pas faire de téléphone", a-t-il écrit, "mais voilà pourquoi nous devrions le faire : Jony Ive a des designs vraiment géniaux pour les futurs iPod que personne n'a vus. Nous devrions en prendre un, mettre un logiciel d'Apple dedans et faire un téléphone nous-mêmes au lieu de mettre nos affaires sur les téléphones des autres.
Jobs l'a appelé tout de suite. Ils ont discuté pendant des heures, chacun essayant de convaincre l'autre. Bell a détaillé sa théorie de la convergence — sans doute en mentionnant le fait que le marché des téléphones portables explosait partout dans le monde — et Jobs l'a mise en pièce. Avant de finalement céder.
D'accord, je pense qu'on devrait le faire.
Steve et moi, Jony et Steve Sakoman (un ancien de l'équipe Newton) avons déjeuné trois ou quatre jours plus tard et nous avons lancé le projet iPhone.
Brian Merchant parle ensuite de la naissance de l'interface, pilotée par Greg Christie alors patron de l'interface utilisateur (lire Greg Christie, un départ moins mélodramatique qu'annoncé). Tout était à inventer, ne serait-ce que la manière de présenter les icônes à l'écran, en grille comme cela semble naturel aujourd'hui ou sous la forme d'une liste ?
L'effet de rebond pour montrer qu'un défilement arrivait en butée fut l'un des actes fondateurs de l'iPhone. C'est en le voyant, associé avec un geste tactile, que Jobs fut renforcé dans sa conviction de faire ce téléphone. C'était la promesse de créer une expérience utilisateur inédite.
Les icônes des apps de calendrier, de calculatrice, de carnet d'adresses furent inspirées par les widgets d'OS X dans Dashboard « Une des premières idées pour le téléphone était d'avoir ces widgets dans votre poche », explique Imran Chaudhri qui avait supervisé la conception de Dashboard pour OS X Tiger.
Steve Jobs voulait toutefois que ces développements soient structurés autour d'une « histoire » qui montre ce qu'allait être ce produit, son utilité. Il fallait dégager une cohérence d'ensemble. Il donna deux semaines à ses équipes pour créer quelque chose qui réponde à cette nécessité.
Nous avons montré à Steve les contours de cette histoire. On lui a montré l'écran d'accueil, comment un appel était reçu, comment aller à votre carnet d'adresses, à quoi allait ressembler Safari, et c'était juste un petit aperçu. Ça n'était pas de grandes citations intelligentes mais ça donnait l'histoire.
Et Steve Jobs adorait une bonne histoire.
La présentation du Rokr fut un autre moment où Steve Jobs fut convaincu qu'Apple devrait prendre son destin en main et ne pas dépendre d'un autre pour son téléphone. Le Rokr connut quelques bugs pendant le keynote et Fadell se souvient de son patron sortant de scène :
Lorsqu'il est descendu, il était comme "Ugh, vraiment contrarié". Le Rokr a été un tel désastre qu'il a fini sur la couverture de Wired avec le titre "You Call This the Phone of the Future ?" Rapidement il s'est retrouvé avec un taux de retour six fois plus élevé que la moyenne de l'industrie. L'énormité de cet échec a pris Jobs par surprise — et sa colère a aidé à le motiver pour écraser la pédale de l'accélérateur dans la direction d'un téléphone Apple.
"Ça ne va pas marcher. Je suis écœuré et fatigué de traiter avec ces idiots du mobile" a déclaré Jobs à Fadell après la démonstration.
Les deux projets Purple 1 et Purple 2 ont été lancés, le premier sur la base d'un iPod, une option que Jobs jugeait plus prudente. Le second sur OS X ainsi qu'un écran multitouch. Une technologie alors en plein développement puisqu'il fallait arriver à la réduire de la taille d'une grande table à celle d'un téléphone. Cette seconde option était plus risquée et aléatoire mais elle l'emporta au final (lire aussi Photos et vidéo de l'interface qui n'a pas été choisie pour l'iPhone). Tony Fadell supervisait P1, Scott Forstall était sur P2 et l'équipe de l'interface utilisateur contribuait aux deux.
200 prototypes d'un iPod mini équipé d'un microphone et d'une puce radio furent fabriqués par les gens de P1. On pouvait passer des appels en numérotant avec la roue mais c'était fastidieux. Comme un retour aux anciens téléphones à cadrans rotatifs. Chaque saisie d'un caractère ou d'un chiffre obligeait à tourner la roue (exactement comme la saisie d'un nom de film avec l'ancienne Apple TV, ndlr). Même l'idée d'ajouter une fonction de saisie prédictive pour deviner les mots à venir dans la phrase n'arrangeait guère les choses.
Jobs s'amouracha finalement de l'idée d'une interface complètement tactile alors que les ingénieurs d'Apple progressaient sur la question. Le livre révèle qu'il y a eu au moins une personne farouchement contre les deux interfaces en compétition : Phil Schiller. Le grand patron du marketing ne jurait que par les téléphones à claviers physiques, sur le modèle éprouvé des BlackBerry. Fadell se souvient des réactions de son ancien collègue :
Il était simplement assis là avec son épée, faisant à chaque fois : "Non, nous devons avoir un clavier physique. Non. Clavier physique. Et il ne voulait pas revenir à la raison alors qu'on était tous sur le mode "Non, Phil, ça marche maintenant" Et il disait "Il faut avoir un clavier physique !"
Schiller n'avait pas la même sensibilité technologique que beaucoup d'autres techniciens. "Phil n'est pas un homme de la technique", déclare Brett Bilbrey, ancien chef du Groupe des technologies avancées d'Apple. "Il y avait des jours où il fallait lui expliquer les choses comme à un écolier." Jobs l'aimait bien, pense Bilbrey, parce qu'il "appréhendait la technologie comme l'Américain moyen le fait, comme l'ont fait grand-mère et grand-père".
Un désaccord de fond que Schiller exprima à nouveau lors d'une réunion où tout le monde avait décidé d'aller vers l'option d'un clavier virtuel sur un écran tactile, raconte à nouveau Fadell :
"Nous prenons la mauvaise décision !" hurla Schiller.
Steve l'a regardé et a fait "J'en ai marre et je suis fatigué de ce genre de choses. Est-ce qu'on peut régler ça une fois pour toutes ? Et il l'a éjecté de la réunion". Plus tard Steve et lui ont conclu ça dans le couloir. Il lui a été dit quelque chose comme "Soit tu es dans le projet, soit tu dégages. Et il a finalement cédé".
Cela a eu pour effet de tout clarifier : le téléphone serait basé sur un écran tactile. "Nous savons tous que c'est ce qu'il faut faire", a déclaré Jobs lors d'une réunion, en montrant l'écran tactile. "Alors, faisons en sorte que ça fonctionne."
Deux philosophies s'affrontaient entre les équipes P1 et P2, écrit Brian Merchant, la première est focalisée sur l'idée d'un téléphone alors que pour l'autre, ce téléphone était d'abord un prétexte pour concevoir une toute nouvelle forme d'ordinateur de poche.
"Il y avait vraiment débat : ce n'est qu'un iPod avec un téléphone. Et nous disions non, c'est OS X avec un téléphone", déclare Henri Lamiraux. "C'est ce qui a créé de nombreux conflits avec l'équipe iPod, parce qu'ils pensaient qu'ils étaient l'équipe qui connaissait tout du logiciel sur les petits appareils. Et de notre côté on disait "Non, ok, c'est juste un ordinateur".
"À ce stade, on ne se souciait pas du téléphone", dit Williamson. "Sa nature de téléphone n'était pas importante. Après tout c'est un modem à la base. C'était plutôt "À quoi ressemblera le système d'exploitation, quel sera le nouveau paradigme d'interactions ?"
Dans ce commentaire, vous pouvez lire les racines de ce conflit philosophique : les ingénieurs en logiciel ont vu P2 non pas comme l'opportunité de construire un téléphone, mais comme une occasion d'utiliser un périphérique en forme de téléphone comme cheval de Troie pour un ordinateur beaucoup plus complexe.
[MàJ] Phil Schiller, dans une réponse sur Twitter, a contesté la version des faits donnée par Tony Fadell à propos de ses efforts pour avoir un clavier non virtuel sur l'iPhone. Il écrit « Ce n'est pas vrai, ne croyez pas tout ce que vous lisez… ». Dans son livre, Brian Merchant rappelle la personnalité haute en couleurs de Fadell et qu'un ancien haut responsable d'Apple l'avait enjoint de ne « pas croire un seul mot » de ce que lui disait ce dernier (lire aussi Clavier de l'iPhone : Fadell prend la défense de Schiller).