Le Fire Phone, le premier téléphone d'Amazon a été un flop et l'on en sait maintenant un peu plus sur les raisons qui ont conduit à cet échec, pourtant assez prévisible. L'été dernier, Jeff Bezos présentait en grandes pompes ce smartphone de 4,7" vendu 199 dollars avec forfait (649 à 749 $ nu) et doté de fonctions assez singulières.
La première d'entre elles - Dynamic Perspective - est un affichage 3D actionné par quatre caméras réparties autour de l'écran. Capables d'analyser le regard de l'utilisateur elles génèrent une image en trois dimensions avec un résultat assez probant. Une autre originalité est Firefly, une app à qui l'on montre des objets que le téléphone essaie d'identifier avant d'envoyer l'utilisateur vers la fiche du produit sur Amazon. Ou encore ce mode de navigation dans l'interface mû par des mouvements du téléphone, comme de le tourner d'un coup sec du poignet pour replier un volet.
Las, aucun de ces gadgets n'a trouvé grâce aux yeux des clients qui se sont empressés d'ignorer le Fire Phone. Les critiques, dès le départ n'ont pas été tendres, jugeant ces fonctions originales ou rigolotes mais parfaitement inutiles en soi. Au bout de quelques semaines seulement le Fire Phone a vu son prix s'écrouler à moins d'un dollar avant de s'afficher comme gratuit avec un forfait. Amazon de concéder une mauvaise appréciation sur son positionnement tarifaire. Jeff Bezos n'entend toutefois pas renoncer, a-t-il assuré à la fin de l'année, même si cela doit prendre des années et plusieurs itérations du smartphone.
Dans un long article, Fast Company a recueilli de nombreux témoignages de salariés d'Amazon ou d'anciens membres de l'équipe qui a participé à la naissance de ce téléphone. Il en ressort que ce Fire Phone a été d'abord et avant tout conçu pour répondre aux demandes de Jeff Bezos. Rien d'anormal à ce stade mais là où les choses ont déraillé c'est que ces requêtes étaient faites parfois en dehors de toute logique et sans tenir compte des futurs clients.
Comme les Kindle, le Fire Phone a été conçu au sein de Lab126, l'unité de R&D installée en Californie, pas très loin d'Apple (Le QG d'Amazon est deux états plus haut, à Seattle). Ce projet portait au départ comme nom de code la lettre "B", comme sont étiquetés tous les projets étudiés dans ce groupe (le 1 dans Labs126 répond à la lettre A et 26 à la dernière lettre Z, précise FastCompany).
Surnomé "Tyto" en référence à une race de chouette, le projet de ce téléphone a démarré en 2010 alors qu'Apple lançait son iPhone 4. Bezos entrevoyait très bien l'importance que prenaient les mobiles et l'enjeu qu'il y avait à maîtriser toute la chaîne. Il valait mieux que ses clients, qui utilisaient de plus en plus des téléphones pour acheter des livres et autres contenus, soient équipés d'un appareil et d'apps Amazon plutôt que de produits concurrents. Surtout lorsque la vente de contenus est soumise à des ponctions de 30% comme ce fut le cas avec Apple.
Bezos s'est énormément impliqué dans la définition et conception du Fire Phone. Fast Company raconte que tout nouveau projet chez Amazon commence par la rédaction d'un faux communiqué de presse. Il s'agit de coucher par écrit quels seront les points marquant du futur produit. Et quel meilleur moyen pour cela que d'en rédiger la description, comme cela sera fait le jour de son lancement.
Pour le Fire Phone, ses concepteurs imaginèrent du paiement sans contact, une navigation par gestes sans toucher l'écran et même des actions traduites par des pressions plus ou moins marquées. Sans oublier cet affichage en 3D baptisé Dynamic Perspective où l'on peut voir un objet comme sortir de l'écran pour le regarder sous différents angles.
À la manière d'un Steve Jobs, Bezos travailla très étroitement avec les designers, cogitant sur la taille des polices à l'écran ou sur les interactions dans l'interface utilisateur, raconte un ancien de l'équipe.
Cette implication du patron fut bien acceptée au départ puis deux camps se formèrent. Certains appréciaient cette présence et ces avis portés sur chaque aspect du téléphone. D'autres à l'inverse commençaient à trouver leur patron par trop envahissant et critiquaient ses goûts et desiderata « En substance, nous ne faisions pas le téléphone pour les clients mais pour Jeff ».
La 3D à tout prix
Bezos a mis tout particulièrement la pression pour arriver à faire fonctionner cette interface en 3D. Les ingénieurs se déguisaient avec des postiches, des lunettes, des boucles d'oreilles pour pousser le système de reconnaissance faciale dans ses derniers retranchements et le peaufiner. La première équipe assignée à cette fonction ayant échoué, une nouvelle fut embauchée. Bezos était obnubilé par cette fonction, peu importe le temps nécessaire à sa mise au point, peu importe l'argent dépensé. Dynamic Perspective serait au Fire Phone ce que Siri avait été à l'iPhone 4s.
Dans les réunions, Jeff n'avait que le mot '3D, 3D, 3D !' à la bouche. Il montrait une excitation enfantine pour cette fonctionnalité et personne n'arrivait à comprendre pourquoi, raconte un ingénieur qui a travaillé exclusivement sur ce volet de l'OS pendant des années. On a dépensé des sommes folles et pourtant aucun de nous ne voyait en quoi cela aurait un intérêt quelconque pour le consommateur, ce qui était assez paradoxal. Chaque fois que quelqu'un nous demandait pourquoi on le faisait, on ne pouvait que répondre : 'Parce que Jeff en a envie'. Personne n'arrivait à justifier le coût de ce développement. Personne. Absolument personne.
Cette défiance se heurtait toutefois au fait que Bezos a cette capacité à prendre des risques énormes, contre l'avis de ses lieutenants et à réussir in fine. Les services de stockage, la livraison gratuite, le Kindle sont autant de challenges à porter au crédit du fondateur d'Amazon. Dès lors, quand bien même il y a eu des débats sur la pertinence des choix faits pour le Fire Phone, les précédents de Bezos jouèrent en sa faveur.
En 2013, alors que les prototypes du téléphone n'étaient toujours pas au point, il fut décidé de repartir presque de zéro. Le projet Tyto fut rebaptisé "Duke" et son lancement repoussé d'un an. En parallèle, Bezos mis en place un plan B, nom de code "Otus", pour une déclinaison low-cost du futur Fire Phone. C'est d'ailleurs ce second téléphone qui se traduisit par la rumeur en avril dernier d'un smartphone gratuit accompagné d'un forfait spécial pour les abonnés Amazon Prime.
D'aucuns, autour de Bezos, espéraient qu'Otus serait lancé en priorité, car il répondait à la philosophie de l'entreprise : un bon produit abordable. Mais Bezos voulait faire évoluer l'image de son groupe : une entreprise appréciée de ses clients mais surtout perçue comme pratique, à l'inverse d'un Apple ou d'un Nike porteurs d'une image plus cool et plus tendance.
Le Fire Phone devait véhiculer cette image, en être l'ambassadeur. Et pour cela il fallait le positionner avec un prix plus élevé et des fonctions sophistiquées. Parmi elles, le scanner Firefly. Pointez un paquet de céréales ou un jouet avec votre téléphone, faites lui écouter une musique et l'app vous affiche sa fiche sur Amazon. Un mois avant le lancement du téléphone, Bezos demanda à ce que FireFly puisse aussi reconnaître des tableaux, petite touche de prestige. Lors de sa présentation, le patron d'Amazon fit donc une démonstration de Firefly avec un pot de Nutella et une oeuvre de la Renaissance…
Amazon, fidèle à ses habitudes instaurées avec les Kindle, n'a pas donné les volumes de ventes du Fire Phone. D'après trois sources de Fast Company il ne s'en est écoulé que quelques dizaines de milliers avant que le prix ne soit réduit à peau de chagrin. Quatre ans de développement pour des ventes équivalentes à ce que doit faire Apple en quelques heures les mauvais jours.
Les solutions qu'apportaient ce téléphone ne répondaient à aucune véritable problématique chez les clients. Sans un écosystème aussi riche qu'iOS et Android, face à des smartphones concurrents aboutis et à tous les prix, difficile d'espérer voir le Fire Phone et ses 200 dollars avec engagement sur deux ans changer la donne. « Nous ne pouvons pas lutter pied à pied avec Apple » constate un membre important du Lab126 « Il y a un problème de marque : Apple est connotée premium alors que nos clients veulent un excellent produit à un très bon prix ».
Source : Fast Company