La performance d'Apple autour de l'iPhone peut se mesurer de plusieurs manières mais il en est une qui est insuffisamment appréciée : la logistique qui organise sa fabrication et distribution. Il n'y a guère que Samsung qui puisse en remontrer à Apple. Au dernier trimestre, les deux meilleurs ennemis ont chacun vendu autour de 74 millions de smartphones, se retrouvant à égalité dans cette catégorie.
Sur l'année 2014, le sud-coréen en écoulait toutefois 317 millions (chiffres estimés) contre tout de même 192 millions pour Apple, excusez du peu. Ces volumes sont gigantesques lorsqu'on les compare avec d'autres produits phénomènes de l'électronique grand public et vendus à des tarifs approchants.
Prenez les consoles de jeu. Microsoft et Sony ont chacun lancé leur nouvelle génération en novembre 2013. Ces rendez-vous sont rares et très attendus par les amateurs. Il faut dire que la précédente Xbox 360 datait de 2005 et la PS3 de 2006, une éternité ! Ces appareils sont vendus quelques centaines d'euros : 399 € chez Sony, 499 € chez Microsoft au départ. Les enjeux sont énormes pour les deux groupes qui font assaut de marketing et se livrent une concurrence qui vaut bien celle d'Apple et de Samsung.
Mais lorsqu'on observe les résultats de ces sorties hautement médiatisées, les volumes paraissent dérisoires. Le 6 janvier dernier, à peine plus d'un an après la sortie de la PS4, Sony se targuait d'en avoir vendu 18,5 millions auprès de ses clients. Rien que 4 millions l'ont été pendant les fêtes de Noël. C'est un gros chiffre et un excellent résultat pour le japonais. Quant à Microsoft, à défaut de communication du principal intéressé, les estimations sont de 10 millions de Xbox One vendues… aux revendeurs.
Sur la même période de vie de ces deux consoles, Apple a vendu — et donc fait produire, assembler et acheminer — 170 millions d'iPhone. Soit quasiment dix fois plus (et l'on ne compte pas les iPad). Il faut aussi rappeler que le lancement d'un produit comme une console est rarement mondial. La PS4 a commencé par les États-Unis et le Canada alors qu'Apple commercialise immédiatement ses iPhone dans presque 10 gros pays, dont la très gourmande Amérique du Nord. Pour les iPhone 6, ils ont été suivis par 36 autres marchés — de tailles variées — à peine un mois plus tard.
Les premières 24h, Sony annonçait 1 million de ventes en Amérique du Nord tandis qu'Apple parlait de 10 millions d'iPhone 6 vendus en un week-end aux États-Unis, Canada, Australie, France, Japon, Allemagne, Hong Kong, Angleterre et Singapour.
Dans les deux cas, Sony et Apple ont fait face à des ruptures de stocks, avec des clients repartis les mains vides et des délais d'attente. Avec, comme de coutume à l'endroit d'Apple, le traditionnel soupçon d'une pénurie créée et alimentée de toute pièce à des fins de publicité. Comme si la marque en avait besoin… Pourtant une PS4 paraît plus simple à fabriquer. Disque dur, processeur AMD comme dans la Xbox One, grosse carte mère, châssis plastique, lecteur Blu-ray… on est loin de la miniaturisation et des tolérances de finition d'un smartphone Apple ou même Samsung.
On peut légitimement arguer du fait que les marchés des consoles et des smartphones — malgré des points techniques communs — ont des caractéristiques propres et surtout qu'ils intéressent des volumes de clients amplement différents. Cette réserve posée, la comparaison entre des produits aussi symboliques de l'industrie électronique montre à quel point le lancement et la gestion du cycle de vie d'un smartphone haut de gamme est devenu aujourd'hui une affaire d'une redoutable complexité. C'est un défi logistique énorme pour les personnes en charge de superviser fabrication et distribution (Tim Cook hier chez Apple, Jeff Williams aujourd'hui, lire aussi Jeff Williams : le Tim Cook de Tim Cook) et leurs fournisseurs et assembleurs attitrés.
Il faut anticiper, quelques mois avant leur sortie, la fabrication d'un produit qui sera décliné en plusieurs configurations et coloris et sera réclamé par plusieurs dizaines de millions de clients en une poignée de semaines seulement. Des produits qui, en outre, doivent répondre à des exigences de finition bien supérieurs à la moyenne.
Il faut se prémunir contre des fournisseurs incapables d'alimenter une chaîne de fabrication à flux ultra tendus (lire Foxconn débordé par les précommandes d'iPhone 6), recruter une armée de personnes sur les chaînes et prévoir un acheminement simultané à travers plusieurs régions du monde avec des flottes aériennes et terrestres (lire iPhone : l'impressionnante chaîne logistique d'Apple). Cerise sur le gâteau, au tout début du processus, ce grand Barnum doit être organisé et exécuté dans la plus grande discrétion jusqu'au jour J de la révélation officielle du produit aux médias. Les fuites survenues sur chaque nouveau modèle d'iPhone ont démontré la quasi impossibilité de respecter cette dernière condition.
Cet impératif de lourds moyens explique aussi pourquoi certains téléphones concurrents sont parfois dotés, qui de plus de RAM, qui d'un écran de plus haute définition, qui de l'utilisation du saphir de synthèse, qui d'une batterie plus performante, etc. Un Apple ou un Samsung ne raisonnent pas dans les mêmes termes qu'un HTC. Ce n'est pas de l'épicerie. Les ordres de grandeur sont à nul autre pareil. C'est un mélange assez étonnant de grande distribution mâtiné de critères propres à l'industrie du luxe. Il faut produire comme General Motors mais vendre comme Chanel.
Si Apple décide subitement de doubler la RAM dans ses téléphones ou d'adopter un tout nouvel écran, ce n'est pas pour en équiper 2, 3 ou 5 millions mais 10 fois plus, un rythme inconnu des marques concurrentes.
Au bout du compte, la difficulté est double aujourd'hui pour les plus grands fabricants de smartphones et pour Apple en premier lieu. Il faut aller de l'avant sur un plan technologique, continuer toujours de se démarquer. Mais dans le même temps, il faut être certain que toute la chaîne va suivre. De la fabrication du moindre composant, leur assemblage, jusqu'à la vente en boutique du produit final. Qu'elle sera apte à absorber et à digérer en un temps limité des commandes où la dizaine de millions tient lieu d'unité de base des calculs.
On a vu avec l'affaire des écrans d'iPhone couverts de saphir de synthèse de GT Advanced qu'un processus de fabrication insuffisamment maîtrisé, incapable de produire les quantités nécessaires, était impitoyablement écarté par Apple.
Moins visibles que le sempiternel duo du design et du marketing, l'approvisionnement, la logistique et la maîtrise des processus de fabrication sont devenus au fil des années des composants ingrats mais absolument vitaux du succès d'Apple : 69% du CA d'Apple provient uniquement des ventes d'iPhone ! Toute décision sur ce que contiendra un futur iPhone doit passer, aussi, à travers ces filtres.
Au toujours mieux pour un produit doit répondre le toujours plus pour tous les acteurs engagés dans sa fabrication. Et chaque année, chaque nouvelle génération de téléphone implique de repousser encore ces limites. Les délais de disponibilité que l'on constate systématiquement autour des nouveaux iPhone montrent que cette bataille n'est jamais complètement gagnée. Quand bien même Apple s'en sort, en définitive, magistralement bien.