Nous sommes le 27 janvier 2010. Il est 10 h 14. Steve Jobs saisit la tablette posée sur une table basse, puis se cale au fond d’un fauteuil LC3. Commence alors l’une des présentations les plus originales de l’histoire d’Apple. Nous ne sommes plus sur la scène du Yerba Buena Center, nous sommes dans le salon d’« iPapy », qui nous présente un produit qu’il rumine depuis six ans. Et qu’il imaginait déjà, dans ses rêves les plus fous, en 1983.
Le « Mac dans un livre » de Steve Jobs
« La stratégie d’Apple est vraiment simple », déclarait Steve Jobs le 15 juin 1983, « nous voulons mettre un excellent ordinateur dans un livre, que vous pouvez emporter à droite à gauche, et dont vous pouvez maitriser le fonctionnement en 20 minutes. » Et, ajoutait-il lors de son intervention à l’International Design Conference à Aspen, « nous voulons vraiment le doter d’une connexion radio, pour que vous puissiez communiquer avec les grandes bases de données et d’autres ordinateurs, sans avoir besoin de le brancher à quelque chose. »
Trente-sept ans plus tard, cette idée peut sembler presciente, mais elle n’était pas complètement nouvelle. Dès 1972, Alan Kay présentait le concept Dynabook d’« ordinateur personnel pour les enfants de tous les âges », qui prendrait la forme d’une tablette connectée. Steve Jobs était familier des travaux de Kay, qui travaillait au PARC de Xerox, et a rejoint Apple en 1984 (lire : Alan Kay, une vie d’exigence). Son fameux aphorisme, « la meilleure façon de prédire le futur, c’est de l’inventer », était l’une des maximes favorites du cofondateur d’Apple1.
Lorsqu’il conçoit le projet « Snow White » d’identité visuelle unifiée, en 1982, Steve Jobs intègre une « tablette » au cahier des charges. Bashful doit prendre la forme d’un « carnet » avec un écran LCD de 14 pouces, une technologie de science-fiction censée trouver sa concrétisation avant 1987. Hartmut Esslinger, qui finira par remporter le contrat, présente trois idées autour d’un écran LCD de 9 pouces. Le modèle « Cassie », composé d’une tablette amovible et d’un clavier, n’est rien d’autre qu’une réinterprétation du Dynabook.
Les travaux sont relancés en 1985 — le Macintosh est passé par là. Steve Jobs cherche une nouvelle raison d’être, et la trouve chez Woodside Design, qui vient de mettre au point un écran à la matrice aussi fine que sa consommation est réduite. Le confondateur d’Apple rêve tout haut d’un « Mac dans un livre pour 1986 », un ordinateur tout-en-un construit autour d’un écran plat, qui doit rencontrer le succès qui échappe encore au Macintosh. Esslinger multiplie les concepts d’ordinateurs dotés d’un écran LCD.
Le 24HourMac possède un clavier, mais aussi un stylet, que l’on peut poser dans un « encrier » rétractable. Le BookMac reprend le format de Bashful, et donc du Dynabook, avec son clavier surmonté d’un grand écran, et une poignée. Le Telephone Mac abandonne le clavier, au profit… d’un combiné téléphonique. « Même à l’époque », se souvient Esslinger, « nous pensions que les utilisateurs brancheraient leurs machines au système téléphonique, et pourraient envoyer des données à l’autre bout du monde. »
Le 11 avril 1985, Steve Jobs rencontre son conseil d’administration pour faire approuver (et financer) son plan, qui comprend l’acquisition de Woodside Design et la construction d’une ligne de production d’écrans. Échaudé par la conception tumultueuse du Macintosh, le conseil d’administration renâcle à l’idée de lui confier une telle responsabilité. Après une passe d’armes légendaire contre John Sculley, dépouillé de tout rôle opérationnel, Jobs quitte Apple en septembre 1985.
John Sculley et le Knowledge Navigator
Mais l’idée d’une tablette continue de faire son chemin chez Apple. John Sculley n’est plus un vendeur d’eau sucrée : c’est une figure de la Silicon Valley, qui a relancé les ventes du Macintosh, et entrevoit le potentiel des appareils mobiles. Comme pour assumer sa transformation, il publie une autobiographie, Odyssey : Pepsi to Apple, en 1987. Les dernières pages décrivent le Knowledge Navigator, un « ordinateur dans un livre » doté d’un assistant virtuel et capable d’accéder au « cyberespace ».
Alors que la relation avec Hartmut Esslinger se désintègre, Apple cherche une nouvelle identité visuelle. Or Sue Patton travaille sur « un ordinateur portable de la forme d’une tablette », dépourvu de clavier mais doté d’un stylet, qui serait capable de transcrire l’écriture manuscrite. Le projet Figaro, qui incarne les prophéties hallucinées de John Sculley, sera le support d’un concours de design. Giugiaro gagne la première manche en 1989, mais le studio de design d’Apple veut sa revanche.
Après deux ans d’échanges et de raffinements, Giugiaro soumet le concept Montblanc, ultime vision d’une tablette dotée d’un renflement qui permet d’intégrer élégamment le port infrarouge et d’améliorer la préhension. Depuis quelques mois, les designers d’Apple suivent une deuxième piste, celle d’un appareil plus compact et moins cher. Alors que le prix du Montblanc est estimé à 5 000 $, John Sculley entérine l’abandon du projet Figaro, au profit du projet… Newton.
Sculley exige que l’appareil entre dans sa poche. Après avoir ajouté un clapet pour protéger l’écran et intégrer un port PCMCIA, quelques ingénieurs imaginent s’infiltrer dans le bureau du patron d’Apple, pour agrandir les poches de ses costumes de rechange ! Le 7 mai 1992, à l’occasion du CES, John Sculley révèle l’existence du projet. Il inaugure le terme personal digital assistant, ou PDA, qui fondera une industrie (lire : Palm est mort, vive HP).
Le MessagePad H1000, le premier PDA utilisant les technologies du projet Newton, est commercialisé à l’été 1993. En deux ans, les ingénieurs d’Apple ont déplacé des montagnes. Plutôt que Mac OS, le MessagePad utilise Newton OS, le premier système capable de reconnaitre (imparfaitement) l’écriture manuscrite. Avec son port infrarouge, il peut communiquer avec d’autres appareils, et par l’intermédiaire de cartes PCMCIA et d’autres accessoires, il peut envoyer des fax et se connecter… au Minitel.
Les tablettes du projet Figaro utilisaient des processeurs AT&T Hobbit, aussi puissants que couteux, et totalement inadaptés aux contraintes énergétiques du Newton. Apple se tourne vers Acorn Computers, qui planche depuis 1983 sur une nouvelle architecture de processeurs, avec l’assistance de VLSI Technology. Le MessagePad utilise le premier produit de leur entreprise commune, Advanced RISC Machines, aujourd’hui connue sous le nom d’ARM.
Jony Ive et la tablette Mac
De la même manière que le Moyen Âge n’est pas un millénaire obscur, en attendant l’arrivée de la Renaissance, la période 1985-1996 n’est pas une « décennie perdue », en attendant le retour de Steve Jobs. C’est une décennie d’intense expérimentation, au moment où les capacités des batteries rejoignent la loi de Moore, pendant laquelle les bases de l’informatique mobile sont posées (lire : Android, d’Apple à Danger).
Non contente d’avoir inventé l’ordinateur portable moderne avec le PowerBook, la division Mac travaillait alors sur ses propres concepts de tablette, ne serait-ce que pour opposer une alternative au projet Newton2. Le projet Juggernaut, développé entre 1991 et 1993, imagine une station de travail modulaire construite autour de la tablette WorkCase. D’une certaine manière, le PowerBook Duo réalisera cette vision… sans stylet.
Mais le projet PenLite reprend le design du PowerBook Duo pour concevoir une tablette à mi-chemin entre le Mac (dont il reprend le système d’exploitation) et le Newton (dont il reprend le système de reconnaissance de l’écriture manuscrite). À l’inverse, les protubérances qui accueillent le lecteur CD et la fenêtre infrarouge du projet PenMac inspireront les rondeurs des PowerBook de la fin des années 1990. Comme le projet Walt de tablette téléphonique, les projets PenLite et PenMac sont annulés en 1993.
Bob Brunner, qui dirige à l’époque le design d’Apple, prend langue avec le studio britannique Tangerine. L’un de ses jeunes designers travaille sur le projet Macintosh Folio, une tablette capable de remplacer un ordinateur de bureau grâce à sa béquille intégrée et son clavier détachable, une idée qui sera reprise vingt ans plus tard par Microsoft. Son nom ? Jonathan Ive, qui redessinera le MessagePad et le PowerBook, et intègrera les rangs d’Apple, avec le succès que l’on sait.
Le projet Figaro renait même en 1993 sous la forme du Bic, une tablette qui fait la synthèse des concepts de Guigaro et des travaux de Ive. Ce projet est tant avancé qu’une cinquantaine d’unités sont produites, avec le processeur du MessagePad et deux ports PCMCIA, en prévision d’une commercialisation à l’été sous le nom de « MessageSlate ». Le projet est abandonné, alors qu’il est clair que le Newton est un échec commercial. John Sculley quitte Apple le 15 octobre 1993.
Le retour de (la tablette de) Steve Jobs
« C’est ce que nous voulons faire », disait Steve Jobs à propos de son « Mac dans un livre », « et nous voulons le faire dans la décennie ». Lorsqu’il monte sur la scène du Yerba Buena Center, le 27 janvier 2010, il sait que cela lui aura pris 25 ans. En mars 1998, il avait scindé la division Newton dans une société indépendante, avant de la réintégrer pour mieux la dissoudre. Mais l’idée d’une tablette le démange, et lui revient une fois le renouveau du Mac bien entamé et le succès de l’iPod3 fermement établi.
« Nous avons commencé par la tablette », révélait-il lors de la conférence AllThingsD en 2010, « j’avais cette idée de faire disparaitre le clavier pour taper sur l’écran. J’ai demandé à mes équipes s’il était possible de concevoir un écran multitouch, sur lequel je pourrais poser mes mains, et taper. » Apple dépose un premier modèle en mars 2004 — les boutons ont déjà disparu, les coins sont déjà arrondis, le doigt touche déjà l’écran.
En 2004 justement, dans le même siège, Steve Jobs évoquait « un PDA Apple », au moment où le projet de tablette se transformait en projet de téléphone. Se rendait-il compte qu’il reprenait les mots de John Sculley ? Depuis le « Mac dans un livre », l’iPad est l’héritier d’une longue histoire. Le processeur A4 est un lointain successeur du processeur ARM610 conçu par Acorn et Apple avec VLSI. Le procès en légitimité d’iOS renvoie aux tensions entre les concepteurs de Newton OS et les développeurs de Mac OS.
Après la présentation de l’iPhone, Steve Jobs avait demandé l’avis d’Alan Kay, encore lui. « Fais un écran de 5 pouces par huit [12,7 centimètres par 20,3] et tu seras le maitre du monde », avait répondu le grand ponte, et Apple avait suivi son conseil. La puce Wi-Fi et le modem cellulaire ont réalisé les rêves de connexion « aux grandes bases de données », et la distribution dématérialisée des applications, déjà imaginée par Jobs dans son discours de 19834.
L’iPad n’a abandonné qu’un seul élément central des explorations des années 1980 et 1990 : le stylet. « Si vous avez besoin d’un stylet », répétait Steve Jobs, « vous avez déjà perdu. » Il fallait s’éloigner du modèle du Tablet PC, « entièrement basé sur le stylet », pour concevoir un appareil débarrassé du poids de quarante ans de préconceptions logicielles. Depuis, le contexte a changé, et l’iPad a gagné un stylet.
« Il se passait quelque chose de dingue »
Pour conclure, revenons au 27 janvier 2010. Après des années de rumeurs, il ne faisait aucun doute que Steve Jobs allait présenter une tablette. Mais c’est à peu près tout ce que nous savions — la première mention du mot « iPad », sous ma plume, apparait seulement cinq jours plus tôt. Un salarié d’une boutique Apple se souvient :
Je travaillais aux stocks quand le keynote est passé. On le regardait sur un iMac au sous-sol, en faisant l’inventaire. Quand Steve s’est assis dans son fauteuil, on a compris qu’il se passait quelque chose de dingue, mais on ne savait pas quoi. On savait juste que c’était génial.
Le lendemain :
Les clients arrivaient, on ne savait pas quoi dire, parce qu’aucune formation n’était encore disponible, mais on souriait jusqu’aux oreilles et on disait, « vous avez vu vous aussi ? Vous avez vu ? ». On n’avait AUCUNE IDÉE d’à quoi ça pourrait servir, mais on le voulait TOUS.
Mais il a fallu attendre jusqu’au 3 avril aux États-Unis, et jusqu’au 28 mai en France, même si nous avions reçu le nôtre un peu plus tôt (lire : Test de l’iPad 16 Go Wi-Fi). « D’une certaine manière », écrivait mon collègue Florian, « on retrouve avec l’iPad l’esprit du premier Mac […] une nouvelle interface est proposée, plus proche encore de l’utilisateur. » Dix ans plus tard, cette impression n’a pas changé.
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Mais Alan Kay rejette aujourd'hui la comparaison entre le Dynabook et l'iPad, arguant que la tablette d’Apple n'est pas une solution d'« édition méta-média », ni « un environnement pour aider les enfants à apprendre des idées puissantes par leur conception et leur partage. » ↩
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Les partisans du Newton assuraient que le Newton ferait au Mac ce que le Mac avait fait à l'Apple II, et représentait la troisième ère de l'informatique personnelle. Autrement dit, l'équipe Mac voyait le Newton comme un péril mortel. ↩
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Dont le système d'exploitation, Pixo, avait été créé par un ancien ingénieur… du projet Newton. ↩
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« Quand vous voudrez acheter un logiciel », disait-il, « nous le transmettrons électroniquement à travers le réseau téléphonique. […] Nous enverrons les donnés par le téléphone pour les transmettre directement d'un ordinateur à l'autre. » ↩
Source : Images des concepts de tablettes : Paul Kunkel, AppleDesign : The Work of the Apple Industrial Design Group, Watson-Guptill, New York, 1997.