Maintenant que son système d’exploitation s’appelle « iPadOS », c’est officiel, l’iPad n’est plus un grand iPhone. C’est une plateforme à part entière, qui possède ses idiosyncrasies, et amène ses interrogations. Comment répondre aux usages actuels et anticiper les futurs usages, de l’iPad mini à l’iPad Pro, du fond du canapé au bureau, tout en laissant l’iPad être l’iPad ? C’est le problème qui structure le développement d’iPadOS.
L’iPad n’a jamais été simple, mais devient compliqué
L’iPad n’a jamais été aussi simple que certains le prétendaient, mais est devenu franchement compliqué. C’est la vie normale d’une plateforme : l’iMac de 2019 est nettement plus complexe — et capable — que le Macintosh 128K de 1984. Mais le succès d’une plateforme réside dans sa capacité à maitriser cette complexité, grandir de manière organisée, proposer de nouveaux usages. Or par certains aspects, l’iPad peine à encaisser la complexité d’iPadOS, grandit de manière chaotique, impose des usages.
Les gestes tactiles d’iPadOS sont souvent comparés aux raccourcis de macOS. Mais alors que les raccourcis sont affichés dans tous les menus, qui forment ainsi un index des fonctions et de leurs raccourcis, les gestes « avancés » ne sont pas découvrables, ou alors seulement de manière contrainte (par une explication) ou fortuite (par accident).
Pour ne rien arranger, leur comportement n’est pas nécessairement prédictible. Le simple geste de pincement ne veut pas dire la même chose ici (dézoomer le contenu dans la plupart des applications) ou là (« dézoomer l’application » dans Safari), un même comportement demande un geste ici (un pincement à deux doigts pour dézoomer dans les applications) ou là (un pincement à quatre doigts pour « dézoomer le système » — et encore, pas trop vite, au risque de retomber sur l’écran d’accueil !).
« Cela s’explique, et puis ce n’est qu’un coup de main à prendre », me direz-vous. Ce n’est pas faux, mais cela ne résout rien aux problèmes de manipulation rencontrés par les enfants ou les seniors, et plus largement toutes les personnes souffrant d’un déficit du contrôle moteur. Les gestes sont aussi peu accessibles que les raccourcis, mais alors que les raccourcis sont accessoires dans l’utilisation de macOS, les gestes sont centraux dans l’utilisation d’iPadOS.
Et iPadOS casse certains gestes intuitifs. Dans Safari, essayez donc d’ouvrir un nouvel onglet en glissant un lien sur le bouton +, ou de déplacer un onglet vers le côté droit. Ces deux actions anodines sont désormais impossibles, des manipulations simples sont interrompues par le système complexe de gestion des fenêtres. Ce n’est pas la fin du monde, mais cela participe au sentiment d’une complexification subie.
Un millefeuille de fonctions concurrentes
Paradoxe cruel : les difficultés à gérer la complexification d’iPadOS parasitent… les fonctions les plus complexes ! À l’exception de l’iPad mini, tous les modèles sont maintenant présentés avec un clavier, souvent avec plusieurs fenêtres. Apple ne devrait donc pas être surprise que l’on veuille ouvrir deux fenêtres et transférer des données de l’une à l’autre, en utilisant le clavier. Et pourtant !
Ouvrez Safari d’un côté, et Notes de l’autre. Tapez quelques lignes dans Notes, puis passez à Safari avec le raccourci ⌘⇥
. Ouvrez la barre d’adresses avec ⌘L
, copiez l’adresse avec ⌘C
, effectuez un nouveau ⌘⇥
pour revenir à Notes, puis collez avec ⌘V
. Rien ne se passe ? C’est « normal ». Vos intentions sont extrêmement claires, votre séquence de raccourcis est limpide, mais le système a perdu pied.
Que vous utilisiez le raccourci ou les doigts, la gestion du focus, autrement dit de la fenêtre active, est catastrophique. C’est un point central, qui distingue le gros iPadOS du petit iOS, mais un point pourtant déficient. Ce n’est pas un problème théorique : même avant l’apparition du MultiFinder et du multitâche coopératif, et d’ailleurs plus encore avant l’apparition du MultiFinder, le Mac n’avait aucune peine à distinguer entre une fenêtre active et des fenêtres passives.
C’est un problème fonctionnel : iPadOS reste iOS, et iOS n’a pas été conçu pour gérer plusieurs fenêtres, mais pour éliminer toute forme de gestion des fenêtres. En répondant à Microsoft, Apple a remplacé avantageusement la béquille de la Surface par les plis du Smart Keyboard, mais n’a pas réussi à greffer les fenêtres de Windows au cœur d’iOS. L’ensemble tient du patchwork aux coutures distendues plus que de l’édifice aux joints solides.
iPadOS, ou RaccourcisOS ?
Oh, ces coutures tiennent parfois du génie. En permettant aux applications de communiquer entre elles (et même entre les appareils) sans sortir de leur bac à sable, XPC a transfiguré iOS. Sans XPC, pas d’extensions. Sans XPC, pas de raccourcis. Sans XPC, pas d’iPadOS. Non, vraiment : mes collègues Nicolas et Mickaël, que j’ai observés une semaine durant avec une certaine fascination, ne travaillent pas vraiment sur iPadOS. Ils travaillent sur RaccourcisOS.
Désormais intégré au système, et complètement imbriqué avec Siri, Raccourcis est le pivot d’iPadOS. Il permet de passer outre certaines limites du système, d’emprunter les données d’une application et les fonctions d’une autre, et d’assembler le tout dans de petites fenêtres qui disparaissent aussi vite qu’elles sont apparues. Toute ressemblance avec OpenDoc n’est absolument pas fortuite.
Raccourcis démultiplie les capacités de l’iPad, mais est nettement moins maniable sur iPhone, et tout simplement absent du Mac, et tant pis pour la « continuité » qui a motivé tant de changements logiciels ces dernières années. Surtout, il demande de maitriser des concepts relativement compliqués… pour obtenir des fonctions somme toute relativement simples.
Autrement dit, Raccourcis invite à tordre iPadOS jusqu’à la rupture, pour obtenir des résultats inférieurs à ceux obtenus sur macOS. On n’ira pas blâmer ses utilisateurs : Apple a tendu la main, ils veulent le bras. Mais, si vous me permettez de filer la métaphore corporelle, Raccourcis fait parfois l’impression d’un pansement sur une jambe de bois.
Le risque du « grille-pain—réfrigérateur »
Le risque est clair : qu’à force d’être écartelé entre deux catégories d’usages très différents, l’iPad devienne le « grille-pain-réfrigérateur » honni par Tim Cook, et ne soit finalement plus bon à rien. Le MacBook Pro n’a jamais compromis l’existence du MacBook Air. L’iPad Pro compromet l’agrément d’utilisation de l’iPad, et l’iPad Air empêche la réalisation pleine et entière de l’iPad Pro.
Rien ne sert de railler ceux qui veulent absolument utiliser leur iPad comme ils utilisent leur Mac. Oui, leurs objectifs compliquent probablement les choses pour ceux qui utilisent l’iPad comme un gros iPhone. Oui, leur vision des choses douche les espoirs des utilisateurs qui imaginaient de nouvelles interfaces débarrassées de la métaphore du fichier et des fenêtres. Mais il est difficile de nier qu’ils ont participé au retour de l’iPad sur le devant de la scène.
Avec cette première version d’iPadOS, l’iPad est à la croisée des chemins1. Quid du MacBook Air, qui occupe le même terrain, avec un environnement de bureau et un Terminal en plus ? Quid de l’iPad mini, seul iPad dépourvu de clavier ? Quid des pistes qui pourraient être suivies si l’on ne courait pas après les Mac et la Microsoft Surface ?
Maintenant que presque tous les iPad sont compatibles avec une version ou une autre du Smart Keyboard, et que tous sont compatibles avec une version ou une autre de l’Apple Pencil, Apple va devoir répondre clairement à ces questions. La récente transformation de l’iPad d’entrée de gamme — le plus vendu — apporte des éléments de réponse. Une chose est sure : l’iPad ne va pas pouvoir rester éternellement le cul entre deux chaises.
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Si j’osais, je dirais que l’iPad de 2019 ressemble au Mac de 1999, avec un système usé jusqu’à la corde, sur lequel on a greffé des années et des années d’innovations technologiques, sans revoir ses principes fondateurs. ↩