Les ventes d’iPad ont désormais baissé plus longtemps qu’elles n’ont augmenté. Pourtant, l’iPad a fait son trou dans le monde de l’entreprise. C’est un formidable cheval de Troie, capable de franchir des portes fermées au Mac, d’autant qu’il a l’appui d’IBM et de Cisco. Mais c’est aussi un talon d’Achille, un produit exposé dont les faux pas sont scrutés, dans l’espoir de remettre en cause son adaptation aux usages professionnels.
Apple, « malgré elle » de l’entreprise
De Procter & Gamble à British Airways, de la Mayo Clinic à PepsiCo, de Benetton à Schindler, l’iPad s’est imposé dans le monde de l’entreprise. Les commerciaux d’Apple n’y sont pas pour grand-chose : les utilisateurs se sont révélés être les meilleurs VRP qui soient. Le mouvement BYOD (bring your own device, « apportez vos appareils personnels ») a fait entrer les appareils iOS par la petite porte. Et ils ne sont jamais ressortis : seules 5 des 500 plus grandes entreprises américaines n’utilisent pas d’iPhone ni d’iPad.
Alors qu’elle réalise désormais 10 % de son chiffre d’affaires avec les ventes en entreprise, Apple ne compte pas constituer de « grande équipe commerciale dédiée » pour prolonger ce mouvement. Non, elle compte laisser « d’autres entreprises vendre [ses produits] aux entreprises » à sa place, explique Tim Cook. Et pas n’importe lesquelles : longtemps réputée incapable de s’adresser à d’autres clients que les « créatifs », Apple s’est entourée de quelques-uns des meilleurs spécialistes des déploiements dans les grandes entreprises.
Avec ses 100 000 consultants et ses milliers de commerciaux, IBM est maintenant le principal revendeur de produits Apple. « Big Blue » développe Mobile First, une suite de plusieurs centaines d’applications iOS « exploitant des données d’entreprise et d’analyse sophistiquées » dans les secteurs de la santé, de la finance, de la distribution, ou encore du transport. Cisco a optimisé ses équipements réseau et ses solutions de communication pour l’iPhone et l’iPad.
SAP a mis au point une suite d’outils de développement d’applications « métier » pour iOS, et produit elle-même des solutions adaptées à l’iPad pour quelques-unes des plus de 300 000 entreprises et institutions utilisant ses systèmes de gestion intégrée… parmi lesquelles Apple. Deloitte, enfin, a mis en place un cabinet de conseil dont les 5 000 consultants sont chargés d’aider les entreprises à adopter et utiliser les appareils iOS.
Au petit jeu de la page vue, les annonces de partenariats de ce genre ne font sans doute pas le poids face aux nombreux « concepts » de refonte de l’interface d’iOS. Elles ont pourtant un effet profond sur la structuration du marché de l’iPad et, partant, fixent au moins partiellement le cadre dans lequel le produit évolue. De manière plus immédiate, elles changent le chemin par lequel les produits Apple entrent dans l’entreprise, et peut-être la manière dont ils sont perçus.
Fini le temps où le management, et parfois les salariés, imposait leur iPhone ou leur iPad aux services informatiques. Avec le soutien des consultants d’IBM et de Deloitte, parfois à l’aide des solutions comme celles de JAMF, les DSI se sont pleinement emparées de l’iPad. Fini le temps où ils « pliaient » des applications de l’App Store à leurs besoins spécifiques, voire se pliaient à leur logique. Les PME peuvent de plus en plus souvent trouver des applications métier adaptées à leur secteur, et les plus grandes commissionnent souvent la réalisation d’applications sur-mesure.
Ce quasi-renversement de la mécanique d’adoption des appareils iOS est souvent ignoré dans la « discussion » sur l’(in)adéquation de l’iPad aux usages professionnels. Peut-être parce qu’il se déroule en dehors de l’App Store et des Apple Store. Sans doute parce que l’on ne pense pas forcément aux conducteurs de train lorsque l’on parle des usages professionnels de l’iPad. Ce décalage est cruel : tandis qu’une minorité très vocale se lamente que ses besoins spécifiques ne soient pas couverts par l’iPad, la moitié des iPad vendus sont utilisés dans des entreprises aux besoins très variés.
Apple, prise entre B2B et B2C
C’est aussi dans ce contexte qu’il faut replacer la réorganisation des équipes business des Apple Store : Apple ne se voit pas comme une entreprise qui vendrait directement à d’autres entreprises. En même temps qu’elle réduit le rôle de ses propres boutiques, elle accompagne — voire pousse — le mouvement de concentration des APR, pour faciliter la formation de grandes équipes commerciales capables de s’adresser aux TPE et PME à l’échelle régionale.
Cette réorganisation ne va toutefois pas sans poser problème. Si les Apple Store américains peuvent se passer de business managers, le réseau de consultants IBM étant particulièrement développé en Amérique du Nord, ce n’est pas nécessairement le cas des boutiques européennes. En attendant que les partenaires d’Apple prennent le relais, les entreprises auront un peu plus de mal à trouver un interlocuteur qualifié.
Or outre l’iPad, les entreprises européennes et particulièrement françaises sont très friandes de Mac. Si les ventes de Mac sont reparties ces derniers mois, c’est en grande partie grâce aux pros : « alors que le marché grand public continue de reculer », explique Gartner, « une croissance durable du marché du PC passe par le maintien d’une position solide dans le marché de l’entreprise. » Là encore, le Mac souffre d’être dans l’ombre des appareils iOS.
Il faut scruter cette transition avec attention : en même temps qu’elle l’imposait dans le monde de l’entreprise, Apple a échoué à vendre l’iPad au monde de l’éducation. La concurrence tarifaire des Chromebook et des tablettes Android a joué, d’autant qu’au coût de l’iPad lui-même, il faut ajouter celui du clavier physique souvent exigé par les appels d’offres. Mais ce sont surtout les multiples réorganisations des équipes éducation, qui ont confiné à la désorganisation dans les filiales européennes, qui ont empêché l’établissement de relations commerciales durables.
Dans le monde de l’éducation plus encore que dans le monde de l’entreprise, Apple a plus souvent suivi les usages qu’elle ne les a précédés. L’iPad mini n’était pas l’iPad à bas coût tant attendu, et son succès fulgurant auprès du grand public s’est finalement révélé de courte durée. L’iPad Pro était l’iPad « plus professionnel » attendu par une partie des clients, mais le modèle 9,7 pouces — le format le plus populaire de la gamme — n’est arrivé que dans un second temps.
Il faut toutefois souligner la ténacité, voire l’entêtement, de Tim Cook. Lui-même grand utilisateur d’iPad, il est convaincu que la tablette peut remplacer l’ordinateur personnel « conventionnel » dans une immense majorité des cas. À bien des égards, l’iPad Pro représente l’antithèse de ce que pouvait être l’iPad en 2010, mais il représente aujourd’hui 10 à 12 % des ventes. L’iPad de cinquième génération n’est pas vraiment le successeur de l’iPad Air 2, mais il est plus abordable, et peut être accompagné d’un clavier Logitech conçu pour le monde de l’éducation.
L’iPad peut-il être « pro » et « grand public » ?
Un pied dedans, un pied dehors : c’est à se demander si Apple ne garderait pas ses distances de peur d’être contaminée par le virus de l’entreprise. Si l’on connaît beaucoup de produits conçus pour le grand public qui ont percé sur d’autres marchés, on connaît peu de produits conçus pour l’entreprise qui ont connu une distribution beaucoup plus large. Apple peut-elle continuer à développer l’iPad dans le monde de l’entreprise sans risquer de s’aliéner le quidam ?
« C’est déjà le cas ! », répondront sans doute certains utilisateurs attendant de pied ferme telle ou telle fonction. La réponse à cette question déterminera sans doute la trajectoire dans laquelle s’inscrira le futur de l’iPad — ou des iPad. Il faudra aussi analyser les éventuelles nouveautés apportées par iOS 11 de ce point de vue : les attentes du graphiste peuvent-elles s’accorder avec celles du grutier ?
Le taux de satisfaction de l’iPad est aussi élevé dans le grand public que dans l’entreprise, mais pour des raisons différentes et parfois contradictoires. Cette mesure, l’une des favorites de Tim Cook, fait écho à un problème plus pressant. Si les utilisateurs aiment leur iPad, ils ne sont pas pressés d’en acheter un autre, et préfèrent continuer à utiliser celui qu’ils possèdent. On connaît quelques entreprises qui aimeraient être ainsi victimes de leur succès !
Bref, le succès de l’iPad en entreprise pose autant de questions qu’il apporte de réponses. Mais le fait est qu’il est désormais impossible d’ignorer que la moitié des iPad vendus le sont auprès d’entreprises et d’institutions, et qu’une bonne partie des 200 et quelques millions d’iPad en circulation sont utilisés pour des usages professionnels. De la simple consultation de documents à l’administration de la première capitalisation boursière mondiale, l’iPad est (aussi) un produit professionnel.