Débarqué d’Apple après la débâcle du lancement de Plans dans iOS 6, Scott Forstall s’est depuis muré dans le silence. Celui qui était vice-président d’Apple pour iOS s’est lancé dans une nouvelle carrière étonnante, la production de comédies musicales à Broadway, où il connait d'ailleurs un grand succès.
À l’occasion des dix ans de l’iPhone, Scott Forstall a bien voulu répondre à quelques questions durant une conférence organisée par le musée de l’histoire de l’informatique de Mountain View, en Californie. Interrogé par le journaliste John Markoff, l’intervention de Forstall est précédée d’une discussion avec d’anciens membres de l’équipe de développement de l’iPhone (Hugo Fiennes, Nitin Ganatra et Scott Herz).
Celui qui fut l’architecte du système d’exploitation mobile d’Apple a multiplié les anecdotes sur l’origine de l’iPhone et de l’iPad, la conception de ces appareils, sa relation avec Steve Jobs, et bien d’autres encore. Florilège.
Microsoft sent le poisson
Au tout début de sa carrière dans le petit monde de l’informatique, en 1992, Scott Forstall approche Microsoft, où il avait été stagiaire, et NeXT. L’entretien d’embauche avec Steve Jobs dure une poignée de minutes, avant que le fondateur d’Apple ne lui glisse qu’il va recevoir une proposition qu’il ne saurait refuser. Forstall prévient alors Microsoft qu’il a trouvé un emploi ailleurs.
Quelques temps plus tard, il reçoit chez lui un colis contenant… un gros poisson. « Je savais que ça venait de Microsoft, il y avait l’adresse de retour sur la boîte », s’amuse-t-il. Il contacte alors les ressources humaines de l’éditeur, qui lui explique alors la raison de cet envoi incongru (« Vous savez, j’ai déjà vu des films de mafia »).
Le recruteur lui répond qu’il voulait lui envoyer quelque chose qui allait lui manquer de Seattle, là où est basé le QG de Microsoft. « [Microsoft] pensait que j’allais changer d’avis parce qu’il n’y a aucun poisson dans la Bay Area [de San Francisco] ! ». Ce soir là, Forstall fait un barbecue.
De la tablette…
Scott Forstall revient sur la conception de l’iPhone qui au départ était une tablette. « Tout a commencé parce que Steve Jobs détestait ce gars de Microsoft (…) À chaque fois que Steve rencontrait ce type, il revenait énervé ». Un jour, cette personne affirme au patron d’Apple que Microsoft va tout casser avec ses tablettes et le stylet. Le lundi suivant, Steve Jobs vient au bureau avec une idée : « Montrons-leur comment il faut vraiment faire les choses ».
Jobs est persuadé que le stylet n'est pas la solution. « On le perd, c’est encombrant, alors que nous avons dix stylets toujours sur nous », explique Forstall en montrant les dix doigts de ses mains. « Je possédais des appareils à utiliser avec un stylet, et je détestais ça ». Steve Jobs veut d’une part un écran capacitif (à l’époque, les dalles étaient résistives et il fallait appuyer fort dessus) et multi-points.
Le premier prototype tient sur une « table géante », il y a un projecteur au plafond et on peut déplacer une photo sur la table avec le doigt. « Dès qu’on avait vu ça, on savait que c’était ce qu’il fallait faire. C’était cool ».
… au téléphone
Le développement de l’iPhone passe par la reconnaissance du fait qu’Apple bascule du monde de l’informatique (« Apple Computer Inc ») à celui d’entreprise d’électronique grand public (« Apple Inc »). L’iPod et son succès phénoménal étaient passés par là. « Nous étions toujours en train de nous demander, qu’est-ce qui peut remplacer l’iPod ? ». Le produit qui revient sans cesse, c'est le téléphone. « L’idée, c’était que le téléphone allait cannibaliser l’iPod ».
Le téléphone, c’est une chose intéressante pour la communication évidemment, explique-t-il, mais cela rend les gens angoissés, nerveux. Alors que lui et Jobs ont leurs téléphones en main, ce dernier demande : « est-ce que tu penses qu’on peut prendre la démo de la tablette, avec la même technologie multi-touch, et la réduire suffisamment pour qu’elle tienne dans la poche ? ».
De retour auprès de l’équipe en charge du design, Forstall explique la vision de Jobs. On lui présente alors une démonstration simple, la navigation dans une liste de contacts sur une surface qui tient dans la main. « C’était magique, on appuyait sur un nom et la fiche du contact apparaissait ».
« Après cette démonstration, on savait que c’était ce qu’il fallait faire. C’était cela le téléphone que nous voulions. Steve a vu ça et il a dit : “mettez le projet tablette sur pause, et construisons un téléphone basé sur le multi-touch” ».
- Les prototypes d’iPhone P1 et P2 réunis dans une vidéo
- Photos et vidéo de l’interface qui n’a pas été choisie pour l’iPhone
Cingular est dans la place
Le seul problème, quand on développe un téléphone, c’est qu’il faut s’y connaitre un peu en téléphonie. Or, ce n’est pas du tout le cas de Scott Forstall (« le premier SMS que j’ai envoyé, c’était depuis mon iPhone »), ni même d’Apple. C’est pourquoi le constructeur cherche des partenaires auprès des opérateurs. « Est-ce que nous devenons un MVNO [un opérateur virtuel] ? Est-ce que nous achetons des fréquences ? (…) Nous avons donc rencontré des opérateurs ».
L’expérience n’est guère concluante. « Les opérateurs rencontrés à l’époque pensaient que les constructeurs étaient horribles. Horribles dans l’expérience utilisateur, horribles dans la cohérence [des produits]… Ils nous ont donné des centaines de pages d’exigences à remplir : voici tout ce que votre téléphone doit faire ».
Refroidi par cette montagne de spécifications, Apple décide alors de laisser les opérateurs gérer le réseau. Pour le reste, c’est-à-dire le matériel, les opérateurs « n’ont pas à savoir ce que nous faisons ». Tout ce que le constructeur veut, ce sont juste les différents points techniques à respecter pour accéder au réseau.
Aucun opérateur ne se montre réellement intéressé par un tel deal, à l’exception de Cingular. L’entreprise, qui allait devenir AT&T, accepte de laisser Apple construire son téléphone et va s’assurer qu’il fonctionne sur son réseau (l’histoire a démontré plus tard que l’iPhone éprouvait durement ce réseau). C’est un pari, Cingular n’ayant aucune idée de ce qu’Apple a en tête. « Nous n’avions encore rien démarré », sourit Forstall en se remémorant l'épisode.
Cela n’empêche pas Cingular de faire des propositions, comme d’ajouter un bouton dédié à l’e-mail… « On va y réfléchir », répond Forstall, « peut-être que nous ajouterons ça quelques mois après le lancement du téléphone ». L’opérateur commence alors à imaginer qu’Apple développe… un « Lego Phone ». « Les gens iront au magasin, où ils pourront acheter un petit morceau de plastique à brancher sur le téléphone pour lancer un logiciel d’e-mail ! ». À cette idée, Scott Forstall rétorque simplement : « Oh, vous pensez ce que vous voulez penser »…
Le Wi-Fi gratuit du Four Seasons
En décembre 2006, un mois avant de présenter officiellement l’iPhone, Steve Jobs et Scott Forstall s’envolent pour Las Vegas rencontrer les dirigeants de Cingular/AT&T. L’objectif est de réaliser une démonstration de l’appareil, car après tout l’opérateur va être le distributeur exclusif du smartphone aux États-Unis. Forstall se déplace avec une mallette métallique contenant quatre prototypes.
Avant d’arriver à l’hôtel Four Seasons, Scott se demande si la réception cellulaire sera suffisante pour effectuer ses démonstrations. Il décide, pour être certain de faire son effet, de les réaliser en Wi-Fi. « Et soudain je pense que l’hôtel facture le Wi-Fi. J’appelle l’hôtel et vu que je ne peux pas dire que je suis d’Apple, je me fais passer pour un dirigeant de Cingular : “je dois faire une démo de ce nouvel appareil, et j’ai besoin du Wi-Fi. Merci de faire en sorte que le Wi-Fi soit gratuit dans la suite [où se dérouleront les démos], pour que je puisse m’y connecter” ».
Mais il y a un problème. Le Four Seasons et le Mandalay Bay partagent en effet un seul point de connexion à internet pour les deux hôtels. La gratuité du Wi-Fi dans une suite signifie la gratuité partout, dans les deux établissements ! Forstall dit alors au Four Seasons : « Eh bien voilà, vous avez trouvé la solution ! ». L’hôtel accepte sous la pression, Scott faisant bien comprendre qu’AT&T est un gros client.
Juste avant de réaliser sa démonstration, l’iPhone se connecte instantanément au Wi-Fi du Four Seasons. Le succès est total, les dirigeants de l’opérateur sont emballés. Trois jours après la présentation, un employé du Four Seasons appelle Forstall : « S’il vous plait, est-ce que je peux de nouveau facturer l’accès Wi-Fi ? Nous avons perdu des dizaines de milliers de dollars ! ».
Les premiers tests de l’iPhone
En 2007, à la sortie de l’iPhone, les testeurs n’avaient pas compris de quoi il retournait. Ils comptaient le nombre de “clics” pour réaliser une action. « Pour envoyer un e-mail, il fallait faire six clics, ou quelque chose comme ça ». L’iPhone était comparé aux autres téléphones de l’époque, mais le smartphone d’Apple « changeait complètement le paradigme, il modifiait totalement la manière dont les choses devaient être faites ». Il ne s’agissait pas de compter le nombre de tapotements, mais de faire en sorte que quiconque puisse utiliser l’appareil. Pas besoin d’un diplôme de droit comme pour un BlackBerry, illustre-t-il.
Pour le reste, Forstall ne se sentait pas concerné par ces premiers tests. « J’avais utilisé l’iPhone. Je savais que c’était génial. Les tests n’avaient aucune pertinence pour moi car nous avions un bon produit ».
Au moment du développement de l’iPhone, l’appareil n’était alors utilisé qu’à l’intérieur du campus. Forstall décide d’en prendre un avec lui, avec la bénédiction de Steve Jobs… Même si lui aussi, voulait l’utiliser en dehors du bureau. « La configuration était un peu lourde, ça l’aurait ennuyé », explique Forstall. Le premier jour où il a pu se balader avec un prototype en poche, il était « terrifié ».
Une fois chez lui, il s’est mis à utiliser l’iPhone partout dans la maison. « Ça n’était pas du travail, c’était à chaque fois fantastique. Je savais que cela allait fonctionner ». Les mois passent et Steve Jobs n’en peut plus, il exige lui aussi d’avoir un iPhone. « Quelqu’un lui configure alors un téléphone, on était les deux seules personnes à utiliser l'iPhone. [Jobs] m’appelait tout le temps ! On était un samedi matin à 11 heures, il m’appelle et il me dit : “on a des invités à la maison, ils m’ennuient, je suis dans la salle de bains” ! »
Steve Jobs et la maladie de Scott Forstall
Interrogé sur sa relation avec Steve Jobs, Scott Forstall décrit un homme « unique », « intense ». « J’ai rencontré pas mal de grands dirigeants dans le monde, et je peux vous dire, par expérience, manger avec ces dirigeants est plus relaxant que les déjeuners du mardi avec Steve ». Jobs poussait les personnes qui travaillaient avec lui à donner le meilleur.
Tout cela est connu, mais Scott Forstall partage une histoire particulière qu’il a vécue avec Steve Jobs, et qu’il n’avait jamais raconté auparavant en public. Le fondateur d’Apple savait faire preuve de beaucoup de compassion pour ses amis et ses proches. « Il m’a sauvé la vie », raconte-t-il. Pendant le développement de Mac OS X et avant l’iPhone, Forstall tombe malade suite à la propagation d’un virus dans l’école de ses enfants. Il vomit constamment, pendant une semaine, deux semaines, et ça n’en finit pas.
Pendant cette épreuve où Scott perd beaucoup de poids, Jobs l’appelle chaque jour pour prendre de ses nouvelles. Rien ne fonctionne pour guérir, pas même les bons conseils de Steve (« Tu dois manger tel type de pomme »), mais rien n’y fait. Il vomit toutes les vingt minutes. « Je suis allé à l’hôpital, mais ils n’ont rien trouvé ». Finalement, Forstall est fixé sur son sort : il est atteint d’un virus très rare, « sept cas toutes les décennies ».
« Je suis en train de mourir », poursuit-il. « Je ne pouvais plus parler, Steve parlait à ma femme. Je vomissais toutes les cinq minutes, je voulais mourir (…) Je voulais me casser un doigt pour ressentir de la douleur, autre chose que des nausées ». Scott était alors nourri par intraveineuse, « j’étais en train de disparaitre ».
Après deux mois de survie dans cette situation, un soir vers 22h, « Steve m’appelle et il me dit : “je connais la meilleure acupunctrice au monde. Elle va te soigner” ». Il n’avait jamais essayé l’acupuncture, mais il était prêt à tester n’importe quoi pour se sentir mieux. À l’époque, Forstall était à l’hôpital et il fallait donc que l’acupunctrice puisse venir jusqu’à lui. Si l’établissement le refusait, Jobs a assuré qu’il dédierait une aile entière de l’hôpital de Stanford rien que pour ça !
L’acupunctrice arrive finalement vers minuit. Scott lui demande s’il doit croire en cette spécialité. Elle lui répond que ça n’a aucune importance. « Immédiatement, les nausées disparaissent. Pour la première fois en deux mois, je ne vomis pas pendant huit heures ». Le traitement se poursuit et il ne vomit plus du tout. Le lendemain, il sort de l’hôpital, l’acupunctrice revient et peu de temps après, il retrouve de l’appétit. Et ainsi de suite jusqu’à la guérison. « J’étais en train de mourir et Steve m’a fait rencontrer cette personne, et je lui suis redevable ».
Siri — « Quand j’ai vu Siri [fonctionner] pour la première fois, je n’y ai pas cru, je pensais que ça ne serait possible que dans vingt ans ». Quand il était malade, Steve Jobs adorait parler à Siri quand il était trop fatigué pour écrire.
Skeuomorphisme — On a souvent attribué à Forstall l’aspect skeuomorphique d’iOS. « C’est un mot horrible, skeuomorphisme ! ». Dans son travail de designer, il cherche d’abord la facilité d’usage, le fait que le produit soit agréable, amusant, compréhensible, qu’on ne soit pas obligé de lire un mode d’emploi. « Chez Apple, on parle de design “photoréaliste”, métaphorique, fiable (…) Ça ne signifie pas pour autant que tout soit réussi. Il y a des choses pour lesquelles je suis moins fan ».
La mort de Steve Jobs — « Cela va vous surprendre, mais sa mort m’a surpris. C’était comme si il allait toujours être ici. (…) J’étais dévasté. Je me sentais si proche de lui ». Jobs était aussi quelqu’un d’amusant ; « il voulait toujours payer au Caffe Macs [la cafétéria du campus], ça me mettait dans l’embarras, je pouvais me permettre de payer les 8 $ de mon déjeuner ! ». Arrivé à la caisse, Jobs passait son badge et la somme était prélevée directement sur la feuille de paie. Or, le patron n’était rémunéré qu’1 $ par an… Il disait : « Je ne sais pas qui paie pour ce badge ! ».
AR/VR — La réalité augmentée est « très intéressante » pour Forstall, mais seulement si le form factor du produit AR a du sens. Si ce n’est pas le cas, alors cette technologie ne percera pas.
L’avenir — Pas de projet technologique pour Scott Forstall, du moins pas dans l’immédiat. Il donne des conseils à des start-ups, il continue son activité de producteur de comédies musicales, mais « je ne suis pas en train de concevoir quelque chose ».